21 November 2017

Innovation et digitalisation

En préambule du 22ème Congrès des Economistes, qui se tiendra à Bruxelles le 30 novembre prochain, je vous livre ici le résumé des contributions qui seront présentées dans le cadre de la Commission ‘Innovation et Digitalisation‘. Après une brève présentation du congrès, je décrirai le contexte général dans lequel s’inscrivent les travaux de la commission. Je résumerai ensuite, tour à tour, les éclairages apportés par les économistes et par les juristes qui participeront à la commission.

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Les enjeux de l’innovation : Quelles politiques ? Quelles gouvernances ?

Pour vous présenter brièvement le congrès et sa philosophie, je reprends ici quelques paragraphes tirés du dossier de presse.

Lancé à Charleroi en 1974 et désormais organisé par l’Université Ouverte de la Fédération Wallonie-Bruxelles, le Congrès des économistes réunit tous les deux ans des économistes, des juristes, des politologues, des sociologues et d’autres experts issus de tous les horizons autour d’un thème d’actualité. En présence d’acteurs et décideurs des secteurs public et privé, les participants échangent et débattent sur les axes les plus saillants de la problématique choisie. (…)

[C]e 22e Congrès entend contribuer à (1) informer sur l’état des connaissances et des recherches sur le thème de l’innovation ; (2) débattre de la réalité actuelle et proposer des lignes d’action pour le futur ; (3) permettre aux acteurs, décideurs et chercheurs de confronter leur point de vue et/ou leur expérience de la thématique et (4) aborder un éventail de questions que pose l’innovation.

Les travaux du congrès sont articulés autour de quatre commissions: 1. Quelle politique digitale pour favoriser l’innovation ? 2. Innovation et politiques publiques ; 3. Transfert de technologies, gouvernance et entrepreneuriat ; 4. Innovation sociale, entrepreneuriat social et économie sociale.

Quelle politique digitale pour favoriser l’innovation ?

Personne ne niera qu’au fil des dernières décennies, nos sociétés ont été profondément transformées par les technologies digitales, qu’il s’agisse de technologies déjà bien établies (comme les smartphones et les réseaux sociaux) ou de technologies dont la diffusion est plus récente (comme le ‘cloud computing’ ou l’intelligence artificielle). D’une façon ou d’une autre, toutes ces technologies s’articulent autour d’Internet, qui est devenu une plateforme omniprésente sur laquelle s’appuient tous les secteurs de l’économie. Internet facilite en effet la communication et la création de nouvelles connaissances via des processus plus efficaces de traitement de l’information et de collaboration entre acteurs de l’économie (consommateurs, entreprises et autorités publiques).

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Il est donc légitime de considérer Internet comme une infrastructure fondamentale (‘General Purpose Technology’ en anglais), au même titre que les réseaux d’électricité, d’eau et de transport. Vus sous cet angle, Internet et les technologies digitales apparaissent comme de puissants vecteurs d’innovation et, partant, de croissance économique. Mais, il n’y a rien d’automatique dans ce processus car il doit composer avec trois sources majeures d’incertitude. Il y a tout d’abord une incertitude d’ordre technologique : les technologies digitales résultent elles-mêmes de processus innovants qui sont hautement couteux, risqués et interdépendants (vu la nécessité de rendre ces technologies interopérables). Il y a aussi une incertitude d’ordre commercial : une fois développées, ces technologies doivent encore trouver le chemin de la diffusion pour que leurs bénéfices puissent se matérialiser. Enfin, il y a une incertitude d’ordre sociétal : par leur caractère disruptif, les technologies digitales et les usages qui en sont faits perturbent le fonctionnement des marchés et nos modes de vie, ce qui pose d’évidents défis aux autorités publiques.

C’est dans ce contexte que s’inscrivent les travaux de la Commission ‘Digitalisation et Innovation’. L’objectif poursuivi est double : d’une part, nous cherchons à mieux comprendre comment innovation et digitalisation s’articulent ; d’autre part, nous nous appuyons sur cette compréhension pour guider la politique économique, de manière à faire en sorte que la digitalisation joue pleinement son rôle de catalyseur d’innovation et contribue ainsi à augmenter le bien-être dans nos sociétés. Dans la section suivante, vous trouverez les résumés de quatre contributions émanant d’économistes ; ces contributions analysent les moments-clés auxquels digitalisation et innovation s’entrecroisent, en allant de l’amont (les investissements en infrastructure et le financement des projets innovants) à l’aval (les modèles d’affaires innovants des plateformes digitales et l’impact des technologies digitales sur la productivité). LA dernière section présente les réflexions de juristes concernant la manière dont la digitalisation affecte les incitations à innover dans de nombreux secteurs d’activités, que ce soit via son impact sur le jeu concurrentiel ou, plus fondamentalement, sur la configuration des droits de propriété.

La digitalisation en amont et en aval des processus d’innovation

Dans une première contribution, intitulée ‘La neutralité du net n’est pas neutre’, Axel Gautier prend le problème à la source. Pour qu’Internet joue correctement ce rôle de facilitateur de l’innovation, il convient de s’assurer que les investissements nécessaires soient menés pour que les réseaux (tant fixes que mobiles) soient capables de rencontrer les besoins grandissants. Par exemple, on estime que si les réseaux demeuraient dans leur état actuel, il leur faudrait 450 millions d’années pour transmettre la quantité de données que l’on devrait produire par an d’ici 2025. Or, nous explique-t-il, les incitations à investir dans l’infrastructure de l’Internet dépendent, de façon cruciale, de la manière dont Internet est organisé et régulé. Une des premières difficultés vient du fait qu’Internet n’est pas sous la coupe d’un régulateur unique : ce sont en fait différents régulateurs qui supervisent différents aspects de son organisation (du régulateur des télécoms pour l’infrastructure aux autorités de la concurrence pour les aspects concurrentiels, en passant par des régimes règlementaires particuliers pour les questions relatives, par exemple, au commerce électronique ou à la protection de la vie privée). Une autre difficulté tient aux effets contrastés qu’entraîne ce qui est peut-être la seule véritable régulation spécifique de l’Internet, à savoir le principe de sa neutralité. Ce principe gouverne la gestion du trafic de données sur le réseau par les Fournisseurs d’Accès à Internet (FAI) ; il leur impose, pour faire simple, de traiter toutes les données de manière équivalente, d’où l’idée de ‘neutralité’. Tant en Europe qu’aux Etats-Unis, ce principe a fait l’objet d’une codification, inscrite dans des législations spécifiques.

Dans sa contribution, Axel Gautier explique d’abord qu’une des conséquences principales de la neutralité du net pour les FAI est la difficulté d’exiger des paiements de la part des fournisseurs de contenu et de services. Les FAI se plaignent alors d’avoir à supporter seuls tout le poids des investissements dans l’infrastructure du réseau. Même si les analyses économiques ne donnent pas nécessairement droit à cette revendication, force est de constater que le principe de neutralité du net pose des problèmes en termes d’incitations à développer l’infrastructure. Ceci explique que l’on discute de plus en plus de l’opportunité d’accommoder la règle, par exemple en tolérant certaines pratiques récentes des FAI (comme l’exclusion d’applications, le ‘zero rating’ ou l’établissement de ‘voies prioritaires’). Axel Gautier termine sa contribution en évaluant les conséquences de l’application de la neutralité du net en Belgique. Il montre que les FAI opérant en Belgique s’écartent relativement peu du principe de neutralité du réseau et que le réseau est, pour l’instant, correctement développé (en particulier, les infrastructures à très haut débit sont bien déployées grâce à la coexistence – particularité belge – des réseaux téléphonique et câblé). Il n’en reste pas moins que des investissements conséquents devront rapidement être consentis pour continuer à améliorer l’infrastructure, ce qui, à entendre les FAI, pourrait nécessiter une application plus souple de la neutralité du net.

Les deux contributions suivantes s’attachent à montrer comme la digitalisation transforme le processus d’innovation ‘par les deux bouts’. En amont, Fabrice Hervé et Armin Schwienbacher montrent qu’Internet et les technologies digitales ont rendu possible un nouveau mécanisme de financement de projets innovants, à savoir le financement participatif (ou crowdfunding). En aval, Xavier Wauthy démontre, en se penchant sur l’émergence des plateformes digitales, que l’innovation ne réside pas seulement dans la création de nouveaux produits ou de nouveaux procédés de production, mais aussi dans la mise au point de nouveaux modèles d’affaires visant à organiser, de façon plus efficace, les transactions entre producteurs et consommateurs de produits ou services existants.

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Le crowdfunding favorise-t-il l’innovation ?’. Telle est la question à laquelle Fabrice Hervé et Armin Schwienbacher tentent de répondre. Le crowdfunding, ou financement participatif, est apparu depuis quelques années comme un canal alternatif par lequel des entrepreneurs peuvent trouver le financement nécessaire à leurs projets. L’idée est simple : plutôt que s’adresser à un nombre limité d’investisseurs professionnels (banques, ‘venture capitalists’ ou ‘business angels’), les entrepreneurs tentent d’accumuler des petites sommes apportées par un grand nombre de contributeurs. Même si le principe n’est pas neuf (les auteurs rappellent, par exemple, que la Statue de la Liberté a été financée de cette manière), son déploiement n’a pu se réaliser que grâce à l’émergence de plateformes digitales, qui utilisent Internet et les technologies digitales pour réduire drastiquement les couts de transactions qu’entraîne ce genre d’interaction.

Après avoir décrit les différentes formes de crowdfunding que l’on rencontre actuellement, ainsi que le cadre juridique (encore en construction) dans lequel les plateformes de crowdfunding évoluent, les auteurs expliquent que le crowdfunding contribue à l’innovation de deux manières importantes et complémentaires. D’une part, le crowdfunding contribue à combler le manque de financement (‘funding gap’ en anglais) auquel sont confrontées les startups ; dès lors, en complétant l’offre de financement existante, le crowdfunding permet à davantage de projets innovants de voir le jour. D’autre part, le crowdfunding est susceptible de donner lieu à de ‘meilleures’ innovations, c’est-à-dire des innovations plus à même de rencontrer les besoins exprimés par les utilisateurs. De par son caractère participatif, le crowdfunding permet en effet de mettre en place un véritable processus de co-construction des projets entrepreneuriaux par lequel la foule de contributeurs n’apporte pas que des moyens financiers mais aussi une forme de validation des projets proposés, des retours d’expérience, voire des idées d’amélioration.

A l’autre bout du processus d’innovation, Xavier Wauthy  analyse ‘Les innovations en modèle d’affaires dans l’économie des plateformes’. Par ‘économie des plateformes’, il entend « l’ensemble des mécanismes d’échanges organisés autour de la mise en relation de différentes catégories d’agents économiques liés les uns aux autres par des externalités de réseau croisées », c’est-à-dire « des situations où l’attractivité d’un bien ou service pour une catégorie d’utilisateurs dépend, positivement ou négativement, du nombre et/ou des caractéristiques d’une autre catégorie d’utilisateurs du même bien ou service. » Les plateformes digitales se sont développées grâce à la numérisation des biens de contenus et aux capacités grandissantes de collecte, de traitement et de mise à disposition des données relatives aux individus et aux transactions qu’ils effectuent.

Xavier Wauthy distingue deux ‘âges’ dans le développement des plateformes digitales. Le premier âge est celui des plateformes fondées sur l’échange de biens numériques et dont les modèles d’affaires sont qualitativement peu innovants. Le deuxième âge, qu’il étudie plus en détail, s’inscrit quant à lui dans ce qu’il est convenu d’appeler l’économie collaborative. Ces plateformes sont réellement innovantes en ce qu’elles proposent de nouvelles formes d’intermédiation entre consommateurs et producteurs de services, agissant de manière décentralisée. Après avoir décrit les caractéristiques majeures de ces nouvelles plateformes, Xavier Wauthy replace leur émergence dans l’évolution de l’économie de marché elle-même. A cet égard, il souligne que ces plateformes promeuvent d’une part la décentralisation des échanges (vu qu’elles se bornent le plus souvent à faciliter des transactions de pair à pair) mais ne peuvent y parvenir qu’en centralisant fortement le traitement et le contrôle de l’information. Ce constat l’amène à évoquer ce qui pourrait être un ‘troisième âge’ des plateformes digitales, basé sur la technologie du ‘blockchain’ afin « d’embarquer, de manière permanente, en même temps que la transaction elle-même, tout l’historique attaché à l’objet de la transaction. » Un tel modèle entrainerait la disparition des intermédiaires centralisés puisque ce serait la communauté elle-même qui « ferait » le marché.

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Finalement, dans sa contribution intitulée ‘Technologies digitales et productivité : le point sur une arme à double tranchant’, Nicolas van Zeebroeck s’interroge sur la capacité de la digitalisation à ‘faire tache d’encre’. En particulier, contribue-t-elle à augmenter la productivité des différents facteurs de production ? Cette question anime les économistes depuis les premiers pas de l’informatique. Qu’il s’agisse des ordinateurs de la fin des années 1980 (que l’on pouvait « voir partout sauf dans les statistiques de productivité », selon une célèbre remarque de Robert Solow) ou des évolutions successives des technologies de l’information et de la communication, leur impact sur la productivité a le plus souvent été estimé comme, au mieux, modéré et certainement bien décevants au regard de l’investissement réalisé.

Nicolas van Zeebroeck commence par relever diverses explications qui ont été proposées pour élucider ce paradoxe : erreurs méthodologiques (mauvaise mesure des causes et des effets, non prise en compte de la gratuité et des délais dans la réalisation des effets), utilisation déficiente des technologies par les entreprises, ou technologies digitales tout simplement peu génératrices de gains de productivité. Il propose ensuite sa propre explication en se basant sur des données d’enquête récentes (récoltées en collaboration avec Jacques Bughin). Par rapport aux travaux existants, l’approche est plus riche en ce qu’elle considère un champ plus large d’investissements en technologies digitales et qu’elle tient compte de l’articulation éventuelle entre ces investissements et la stratégie globale de l’organisation. Les résultats obtenus demeurent toutefois dans la ligne des constats précédents : les technologies digitales ne génèrent que peu – voire pas du tout – de gains de productivité au niveau d’une industrie particulière. Pour qu’une entreprise puisse espérer tirer bénéfice de ses investissements en technologies digitales, elle doit, grosso modo, faire mieux que ses concurrentes sur trois fronts : investir plus, opérer un changement de stratégie significatif et mieux intégrer la stratégie digitale dans la stratégie d’entreprise. Et encore faut-il, ajoutent les auteurs, que l’entreprise « n’en fasse pas trop » : rien ne sert de partir trop vite ou trop tôt et, surtout, de dépenser trop. Mais si ces conditions sont réunies, alors l’entreprise pourra réaliser des gains de productivité substantiels (jusqu’à trois à quatre fois supérieurs à la norme de son industrie). Il semblerait donc que les technologies digitales puissent, au final, générer des gains de productivité mais que ceux-ci soient inévitablement répartis de manière inégale entre les entreprises d’une même industrie (les gains de l’une se faisant aux dépens de la stagnation, voire des pertes, des autres).

Digitalisation et incitations à innover

Les deux dernières contributions émanent de juristes et nous invitent à réfléchir aux conditions qui favorisent l’innovation et à la manière dont la digitalisation est susceptible d’affecter ces conditions.

Dans un premier temps, c’est la relation entre innovation et concurrence qui est envisagée. Il est largement reconnu que cette relation est bidirectionnelle et complexe : le degré de concurrence sur un marché affecte l’innovation (en influant à la fois sur les incitations et sur les capacités à innover) et, en retour, l’innovation affecte le degré de concurrence (tantôt en renforçant, tantôt en renversant des positions dominantes). Dans leur contribution, intitulée ‘Les défis des technologies numériques pour la politique de concurrence’, Nicolas Petit et Alexandre de Streel montrent comment la digitalisation rend le lien entre innovation (souvent de rupture) et concurrence encore plus complexe. D’une part, les technologies digitales génèrent d’importants effets de renforcement tant du côté de l’offre (économies d’échelle) que du côté de la demande (effets de réseau), ce qui peut favoriser l’établissement de positions dominantes sur les marchés. D’autre part, les entreprises qui ont su tirer profit de ces effets de renforcement (à savoir essentiellement les géants de l’Internet que sont Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, rassemblés sous l’acronyme GAFAM) se retrouvent dans une configuration concurrentielle inédite qui combine des caractéristiques propres au monopole (chacune occupant une position dominante sur un segment de marché particulier) et d’oligopole (chacune empiétant joyeusement sur les platebandes des autres). Cette nouvelle configuration a des effets contrastés sur le processus d’innovation. D‘un côté, ces entreprises ont développé des capacités d’innovation énormes que seule la concentration des moyens (humains, en capital et en données) peut permettre. Cela leur permet – et c’est positif – de se lancer dans des projets à haut potentiel innovant et donc, à haut risque ; toutefois, leurs imposants moyens financiers leurs permettent aussi – et c’est plus inquiétant – de tuer dans l’œuf (via des acquisitions externes) toute innovation tierce qui serait susceptible d’éroder leur position. Il y a également à boire et à manger du côté des incitations à innover, que ce nouveau jeu concurrentiel affecte de deux manières opposées : vu la solidité de leurs positions dominantes respectives, les GAFAM peuvent avoir tendance à se reposer sur leurs lauriers, mais la rivalité qui les anime les pousse à innover continûment (soit en interne soit en acquérant des startups innovantes).

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Ce qui est certain, nous disent les auteurs, c’est que l’interpénétration entre digitalisation et innovation soulève d’importants défis pour l’application du droit de la concurrence. L’objectif de leur contribution est dès lors de clarifier le cadre conceptuel et méthodologique de la politique de concurrence sur les marchés des technologies digitales. Pour ce faire, ils énoncent cinq recommandations visant à guider l’évaluation concurrentielle, en prenant explicitement en compte les spécificités des technologies digitales et de leurs usages, ainsi que les impacts croisés entre concurrence et innovation. En particulier, les auteurs soulignent que dans le monde digital, les parts de marché sont un indice faible du pouvoir de marché et que l’analyse de l’intensité concurrentielle dans le marché pertinent doit être complétée par la prise en compte de la pression concurrentielle exercée par des entreprises rivales hors du marché pertinent et par une analyse de la position des firmes sur les marchés des intrants nécessaires à l’innovation. Les auteurs recommandent également que la politique de concurrence s’intéresse aux barrières à la rupture (‘disruption’) technologique que peuvent élever les firmes installées pour protéger leur rente.

Dans un second temps, c’est aux sources-mêmes des incitations à innover qu’il convient de réfléchir. Quand ils cherchent à évaluer les incitations à innover, les économistes s’interrogent sur les mécanismes par lesquels les innovateurs parviennent à s’approprier les fruits de leurs innovations. C’est dans cette logique que la propriété intellectuelle trouve sa rationalité économique : le brevet, par exemple, confère un droit exclusif à l’inventeur et lui permet ainsi de s’approprier (temporairement) les profits que génèrent l’exploitation de son invention. Le plus souvent, ce raisonnement économique considère comme donnée la configuration des droits de propriété. Or, nous l’explique Alain Strowel dans sa contribution intitulée ‘Les mutations des droits de propriété intellectuelle sous l’effet du numérique’, les droits de propriété (à entendre comme « toutes les institutions pour l’organisation de l’usage des ressources dans une société ») sont loin d’être figés. Au contraire, leurs contours font régulièrement l’objet de recompositions sous l’impact de changements législatifs, jurisprudentiels ou encore technologiques, des changements que la digitalisation provoque et amplifie.

En guise d’illustration, Alain Strowel analyse deux exemples de mutations des droits de propriété à l’ère numérique. Le premier exemple concerne la recomposition en cours des droits de propriété sur les données, qu’elles soient ‘personnelles’ ou ‘non personnelles’. L’enjeu ici, note l’auteur, est de bien comprendre que « le régime propriétaire englobe bien davantage que les règles déterminant le droit de propriété au sens strict : les dispositions contractuelles en font clairement partie, ainsi que les dispositifs pratiques de contrôle permis par la technologie. » Le second exemple a trait à la configuration du droit d’auteur face à de nouvelles pratiques numériques : le moissonnage de textes et données (‘Text and Data Mining’ ou TDM) et l’établissement d’hyperliens (‘hyperlinking’). La question ici n’est pas de savoir si un nouveau droit de propriété doit être instauré, mais de délimiter au mieux les droits existants. Ainsi se pose la question de savoir si et dans quelle mesure une exception au droit de reproduction doit être introduite pour la pratique de TDM. La question est actuellement discutée par le Conseil et le Parlement européens suite à la proposition de directive déposée en septembre 2016 par la Commission européenne. S’agissant des hyperliens, la bataille pour les contours du droit de propriété (en l’espèce le droit de communication au public intégré au faisceau des droits d’auteur) se déroule devant les tribunaux, notamment la Cour de justice de l’Union européenne.

Conclusion

Quels enseignements pouvons-nous retirer des travaux de cette commission ? En particulier, comment pouvons-nous répondre à la question qui nous était initialement posée : quelle politique digitale pour favoriser l’innovation ?

D’emblée, les travaux de la commission nous indiquent qu’il convient de reformuler la question. Il semble en effet illusoire – et probablement contreproductif – de vouloir mettre en œuvre une ‘politique digitale’ unique. Comme nous l’avons souligné ci-dessus, Internet et les technologies digitales constituent une infrastructure fondamentale (‘General purpose technology’) qui donne lieu à des utilisations extrêmement nombreuses, variées et mouvantes. Il est donc impossible de contrôler l’évolution de cet ‘écosystème’. Certes, l’autorité publique peut assurer les conditions de son développement, notamment en veillant à ce que le cadre législatif n’interfère pas avec les incitations des acteurs privés à investir dans l’infrastructure (Axel Gautier). Mais au-delà de cela, il convient de comprendre les multiples manières dont la digitalisation croissante de nos économies affecte toutes les étapes du processus d’innovation :

  • Les incitations à innover sont affectées par la reconfiguration des droits de propriété (Alain Strowel) et par l’émergence de nouvelles formes de concurrence (Nicolas Petit et Alexandre de Streel) ;
  • Les plateformes digitales permettent le développement de formes alternatives de financement de projets innovants (Fabrice Hervé et Armin Schwienbacher) ;
  • Les technologies digitales contribuent sans doute assez peu à augmenter la productivité des entreprises (Nicolas van Steenbroeck) mais donnent de nouvelle manière de créer de la valeur pour les consommateurs, notamment via des modèles d’affaires innovants (Xavier Wauthy).

La grande leçon à tirer des travaux de la commission est donc la suivante : il est indispensable d’identifier et de bien comprendre les mutations digitales du processus d’innovation pour pouvoir formuler non pas une ‘politique digitale favorisant l’innovation’ mais plutôt une ‘politique d’innovation s’appuyant sur les technologies digitales’.


Crédits photo: Photo on Visualhunt / Photo by Glenz Collection on Visualhunt.com / CC BY-NC / Photo by O’Reilly Conferences on Visual Hunt / CC BY-NC / Photo by mark knol on VisualHunt.com / CC BY-NC-SA

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