Dans cette série d’articles, je cherche à comprendre ce qui a fait passer la plateforme Take Eat Easy du Capitole à la roche Tarpéienne. Après avoir présenté un cadre d’analyse économique des plateformes de l’économie du partage (ou plateformes P2P) et donné la parole à son fondateur, Adrien Roose, je m’interroge ici sur la soutenabilité du modèle d’affaires de ces plateformes. L’uberisation aurait-elle du plomb dans l’aile?
Il est indéniable que le choix de s’organiser en plateforme a permis à une série d’entreprises de conquérir des parts de marché significatives ; les succès actuels d’Uber, Airbnb et autres l’attestent. On est toutefois en droit de se demander dans quelle mesure ces succès sont soutenables à plus long terme. Trois menaces pèsent en effet sur les plateformes P2P :
- la réaction des firmes conventionnelles;
- la concurrence d’autres plateformes P2P;
- le piège de la fuite en avant.
Réaction des firmes conventionnelles
Voyant leurs parts de marché se réduire, les firmes conventionnelles ont déployé de nouvelles stratégies pour contrer l’entrée de plateformes P2P ou, à tout le moins, pour en minimiser l’impact négatif. Matzler et al. (2015) répertorient les principales stratégies mises en œuvre. [1]
- Vendre l’usage du produit plutôt que le produit lui-même (comme Daimler l’a fait avec son service de partage de voitures car2go);
- Aider les clients à revendre leurs biens (à l’image de la plateforme de revente de meubles proposée par Ikea);
- Exploiter les ressources et capacités inutilisées (par exemple, le partage de bureaux en collaborant avec une plateforme comme LiquidSpace);
- Offrir un service de réparation et de maintenance (comme Best Buy l’a fait en rachetant Geek Squad, spécialisé dans la réparation d’ordinateurs);
- Utiliser l’économie P2P pour cibler de nouveaux clients (à l’instar de Pepsi qui s’est allié avec la plateforme Task Rabbit pour lancer un nouveau soft drink);
- Développer un nouveau modèle d’affaires via l’économie P2P (comme la plateforme Kuhleasing.ch créée par des fermiers suisses pour louer des vaches et des séjours à l’alpage, ou comme GM le fait via son acquisition de Sidecar).
Les firmes conventionnelles bénéficient aussi (à juste titre, diront-elles) des réactions des régulateurs qui, peu à peu, adaptent les cadres légaux avec l’objectif de mettre firmes conventionnelles et nouveaux entrants sur un pied d’égalité.
Concurrence entre plateformes P2P
Souvent, ce n’est pas une mais plusieurs plateformes P2P qui tentent de s’installer sur un même marché. On l’a vu avec l’entrée quasi simultanée de Take Eat Easy et Deliveroo sur le marché de la livraison de plats préparés.
La concurrence à laquelle les plateformes P2P se livrent est singulière en ce sens qu’elle porte simultanément sur plusieurs ‘versants’ : les plateformes concurrentes doivent en effet se battre pour attirer à la fois des producteurs et des consommateurs, tout en sachant que les uns ne viennent pas sans les autres et inversement. Les effets externes positifs qui existent entre les versants exacerbent donc la concurrence : en attirant un producteur supplémentaire, non seulement la plateforme attire davantage de consommateurs mais souvent, elle réduit aussi la capacité de sa rivale à faire de même (dans la mesure où le producteur attiré par l’une ne peut plus être attiré par l’autre).
Notons toutefois que ce dernier effet est moins prononcé quand les plateformes ne sont pas exclusives, c’est-à-dire quand consommateurs et/ou producteurs peuvent utiliser simultanément plusieurs plateformes. Vermeulen (2017) donne l’exemple des conducteurs de taxi à Singapour qui ont deux smartphones fixés à leur tableau de bord ; si une demande de course arrive d’une plateforme, le conducteur va l’accepter et refuser les demandes éventuelles provenant de l’autre plateforme. Il en va de même pour beaucoup de clients qui ont au moins deux applications sur leur smartphone ; quand ils ont besoin d’une course, ils vérifient les deux applications et choisissent celle qui renseigne le meilleur rapport qualité/prix. [2]
Comme chaque participant a énormément de valeur aux yeux des plateformes concurrentes, on comprend que dans un tel contexte, la concurrence risque de faire place rapidement à une position dominante : dès qu’une plateforme gagne du terrain par rapport à ses concurrentes, son avance a toutes les chances de croitre naturellement en raison des effets de réseau positifs (une plateforme qui a plus de consommateurs, attire plus de producteurs, ce qui attire encore plus de consommateurs et ainsi de suite). Il est donc fort probable que le gagnant emporte tout (‘winner-takes-all’ en anglais), ne laissant que des miettes aux perdants (des services de niche ou des zones géographiques limitées). Comme Shapiro et Varian l’expliquaient déjà en 1999, cette concurrence ‘pour le marché’ (plutôt que ‘dans le marché’) peut s’avérer très rémunératrice pour le gagnant, mais elle est aussi très risquée (car il est très difficile de prévoir a priori qui sortira gagnant). [3]
Le piège de la fuite en avant
Qu’une plateforme P2P se batte contre une firme conventionnelle ou contre une autre plateforme P2P, sa principale stratégie à court terme consiste à … grandir. Il faut atteindre ce qu’il est convenu d’appeler une ‘masse critique’ d’utilisateurs, c’est-à-dire cette taille à partir de laquelle la croissance se nourrit d’elle-même grâce aux effets de réseau. Mais, comme le notent Hagiu et Rothman (2016), il est dangereux de vouloir grandir trop vite et à tout prix. [4] En se braquant sur le nombre de participants qu’elle attire, la plateforme risque de négliger la qualité du service d’intermédiation qu’elle offre ; elle se met alors à la merci d’une plateforme entrante qui aura appris des erreurs de son aînée et sera ainsi mieux à même de proposer des transactions mutuellement bénéficiaires aux participants. C’est par exemple le cas d’Uber qui a supplanté Lyft, en copiant et améliorant le modèle de taxis P2P élaboré par cette dernière.
La stratégie de croissance rapide est également très couteuse à court terme. C’est en fait un pari sur l’avenir : la plateforme s’endette aujourd’hui pour attirer des participants, en espérant pouvoir rentabiliser cet investissement demain, une fois qu’elle aura atteint une position dominante. Pour que ce pari soit gagnant, il faut convaincre les bailleurs de fonds qu’il s’agit là d’une prophétie auto-réalisatrice. Le discours tenu par les start-ups peut se résumer à ceci : “C’est précisément parce que vous me financez moi plutôt que mes rivaux que je vais dominer le marché et, ainsi, rentabiliser votre investissement”. Le défi, pour les bailleurs de fonds, est alors de miser sur le bon cheval. En outre, ils doivent espérer que leur cheval ne remportera pas, au final, une victoire à la Pyrrhus. Le cas d’Uber est exemplatif à cet égard. Comme l’écrit Arnulf (2016),
Le chiffre d’affaires d’Uber grossit au même rythme que ses pertes. Les revenus ont augmenté de 18% entre le premier et le deuxième trimestre [2016]. Mais dans le même temps, Uber continue d’augmenter le nombre de chauffeurs avec qui il travaille, investit beaucoup dans la technologie, notamment liée à la conduite autonome, et baisse ses tarifs pour toucher le grand public. Seule sa capacité à lever des sommes astronomiques (16 milliards de dollars en cash et en dette depuis ses débuts) lui permet de rester à flot, en attendant une stabilisation. [5]
Vers une ‘uberisation 2.0’?
Duperrin (2017) résume très bien la situation actuelle des plateformes de l’économie du partage :
On a vu ces temps derniers un certain nombre de jeunes start-up ne pas réussir à transformer l’essai après des débuts plus ou moins prometteurs, aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis d’ailleurs. De Homejoy à Take Eat Easy en passant par Spoon Rocket, Washio, … le cimetière est en train de se peupler relativement vite. (…) Dans le monde des startups, on n’est pas surpris qu’il y ait beaucoup d’appelés pour peu d’élus; dans le monde de l’ubérisation en particulier, il y aura encore moins d’élus qu’ailleurs. (…) Pour autant les survivants ont-ils gagné la partie? [6]
Je partage tout à fait le scepticisme qui transparait dans cette dernière phrase. Comme indiqué plus haut, la plus encensée des plateformes P2P, Uber, ne cesse de creuser son trou. Mais elle devra, tôt ou tard, rendre des comptes à ses investisseurs. D’où cette question lancinante : comment atteindre le seuil de rentabilité ? Evincer les concurrents du marché ne suffit pas (même si c’est indéniablement un avantage); il faut aussi empêcher l’entrée de nouveaux concurrents et/ou le retour en force des entreprises conventionnelles qui parviennent à appliquer les nouvelles recettes dans leurs vieilles casseroles.
Or, pour augmenter leurs marges, les plateformes P2P n’ont pas 36 solutions: elles peuvent réduire leurs coûts et/ou augmenter leurs prix. Mais ces deux stratégies n’ont guère de chances de fonctionner. Du côté des coûts, les possibilités semblent limitées : il ne reste plus grand chose a améliorer du côté de la logistique et les prestataires de services ne peuvent décemment plus être pressurés davantage (au contraire, ils s’organisent pour obtenir de meilleures conditions). Du côté des prix, l’horizon ne semble pas beaucoup plus dégagé. Les consommateurs des places de marché P2P se révèlent comme très sensibles aux prix. Par exemple, Owyang et Samuel (2015) ont sondé plus de 50 000 participants américains et canadiens à des places de marché P2P: 68% des sondés donnent les prix comme une des raisons principales qui les poussent à utiliser ces plateformes. [7] Il y a donc fort à parier qu’une augmentation des prix générerait la désaffection de bon nombre de consommateurs, qui entraîneraient dans leur sillage de nombreux prestataires de service vu les effets externes qui sont à l’oeuvre sur ces plateformes. Un cercle vicieux s’engagerait donc, qui mettrait encore plus en danger la rentabilité des plateformes.
Bien malin qui peut prédire l’avenir mais il apparait que le modèle de plateforme ‘pur et dur’ est difficilement tenable à terme. S’oriente-t-on dès lors vers des modèles hybrides où des firmes combineraient l’intégration verticale pour certaines opérations et des fonctions d’intermédiation pour d’autres? Des tentatives de ce genre s’observent déjà, à l’initiative soit de plateformes entrantes soit de firmes conventionnelles. Ainsi, dans l’article précédent de cette série, Adrien Roose (CEO de Take Eat Easy) explique comment Deliveroo revient vers une organisation plus intégrée en investissant dans des cuisines industrielles. Dans l’autre sens, AccorHotels a amorcé une transition digitale en 2015 en transformant sa plateforme de distribution AccorHotels.com en une place de marché ouverte à une sélection d’hôtels indépendants.
Se dirigerait-on donc vers une forme de convergence entre entreprises conventionnelles et plateformes P2P? Et tout cela, on peut l’espérer, au grand bénéfice des consommateurs? A suivre…
Notes
[1] MATZLER, K., VEIDER, V., et KATHAN, W., (2015), “Adapting to the sharing economy”, MIT Sloan Management Review, 56 (2).
[2] VERMEULEN, F., (2017), “What So Many Strategists Get Wrong About Digital Disruption”, Harvard Business Review (3 Janvier 2017).
[3] SHAPIRO, C., et VARIAN, H., (1999), Information Rules: A Strategic Guide to the Network Economy. Boston: Harvard Business School Press.
[4] HAGIU, A., et ROTHMAN, S., (2016), “Network Effects Aren’t Enough”, Harvard Business Review 94 (4), 65–71.
[5] DUPERRIN, B. (2017), “Ubérisation: la fin de la fête?”, FrenchWeb.fr, 12 janvier 2017.
[6] ARNULF, S., (2016), “1,2 milliard de dollars de pertes pour Uber au premier semestre 2016, et alors !”, L’Usine Digitale, 26 août 2016.
[7] OWYANG, J., et SAMUEL, A., (2015), “The New Rules of the Collaborative Economy”, VisionCritical.
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