Dans ce deuxième volet de la série consacrée à la plateforme Take Eat Easy, IPdigIT donne la parole à Adrien Roose, un des co-fondateurs de la plateforme, qui fut aussi son dernier CEO. (Le premier article de la série présente quelques balises économiques pour comprendre l’économie des plateformes dites ‘P2P’; le troisième s’interroge sur la soutenabilité du modèle d’affaires de ces plateformes.)
(IPdigIT) Adrien Roose, vous êtes un des co-fondateurs de Take Eat Easy et vous étiez son CEO. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous avez été contraints à mettre la clé sous la porte alors que l’entreprise semblait engagée sur la voie du succès, avec un taux de croissance de l’ordre de 30% par mois ?
(Adrien Roose) Les raisons sont assez simples à énoncer. D’une part, nous faisions des pertes (les revenus ne couvraient pas les coûts) ; d’autre part, nous n’avons pas réussi à boucler notre troisième levée de fonds, alors que notre concurrent direct, Deliveroo, était parvenu à se renforcer.
Mais réaliser des pertes au début de son existence n’est pas vraiment une tare pour les plateformes de l’économie du partage ; l’état actuel d’Uber en est la preuve. De plus, vous ne cessiez d’améliorer votre logistique de manière à dégager des marges positives. Pourquoi, dès lors, les investisseurs ont-ils cessé de vous faire confiance ?
A nouveau, la raison est simple : le marché de la livraison de repas à vélo est du type ‘winner-takes-all’. Pourquoi ? Parce qu’une grande plateforme est plus performante qu’une petite vu qu’elle bénéficie d’une part, des effets de renforcement positifs entre restaurateurs et clients et d’autre part, d’économies d’échelle dans la logistique. Assez naturellement, la grande plateforme devient alors plus grande et la petite, plus petite. Il n’y a donc de place que pour un seul intermédiaire. Les investisseurs ne le savent que trop bien et ils financent donc en priorité la plateforme qui apparaît la mieux placée pour remporter le marché. En 2016, il s’agissait de Deliveroo. Bien que nous ayons lancé nos activités au même moment, Deliveroo a rapidement pris de l’avance car leur capital de départ était plus élevé et ils avaient l’avantage de s’être déployés sur une ville bien plus rentable que la nôtre (Londres plutôt que Bruxelles). Ensuite, même si nous sommes arrivés les premiers à Paris, nous n’avons pas pu lutter à armes égales avec Deliveroo car ils pouvaient se permettre des dépenses de marketing dix fois supérieures aux nôtres. Grâce à cette avance grandissante, Deliveroo a peu à peu asséché le marché en termes de capitaux, ce qui explique notre échec dans notre troisième levée de fonds.
Deliveroo est à présent menacé par l’entrée de poids lourds comme Amazon Restaurants et UberEats (qui s’est d’ailleurs installé dans vos anciens locaux à Bruxelles). Qu’est-ce que tout cela vous inspire ?
C’est, malheureusement pour eux, la même histoire qui se répète. Même si Deliveroo a atteint une taille critique, Amazon Restaurants ou UberEats sont capables de renverser sa position dominante actuelle car ces entreprises ont des poches assez profondes pour soutenir une guerre des prix. Vu les capitaux dont elles disposent, elles peuvent se permettre d’être plus attractives que Deliveroo sur tous les fronts : réduire le prix de la livraison pour les clients, réduire la commission retenue chez les restaurateurs, mieux payer les coursiers. Au final, c’est celui qui peut creuser son trou le plus longtemps qui finit par l’emporter. Les managers de Deliveroo sont bien conscients de cette menace et tentent de réagir. Ils prétendent se différencier en privilégiant la qualité des repas et des livraisons ; mais, nous avions tenté de faire de même à l’époque et nous nous étions rendu compte que l’amélioration de la qualité ne pouvait être que marginale aux yeux des clients. L’autre piste qu’ils poursuivent est de s’écarter du modèle de plateforme pour revenir, en quelque sorte, vers un modèle plus intégré : ils investissent en effet dans des cuisines industrielles pour les mettre à disposition de leurs meilleurs restaurateurs, ceci de manière à augmenter l’offre de repas dans des zones urbaines où il y a moins de restaurants.
On a lu cette phrase dans la presse suite à l’annonce de l’arrêt de vos activités : «Qu’une start-up doive tirer la prise n’est pas un échec… c’est un apprentissage». Qu’avez-vous appris et quels conseils pourriez-vous donner à des entrepreneurs qui voudraient lancer une nouvelle plateforme ?
J’ai appris énormément de choses, c’est certain ! Mais donner des conseils est toujours délicat vu que chaque situation est particulière. Il y a néanmoins des leçons que j’ai tirées de notre expérience et que je peux partager. Le reproche que nous pourrions nous faire est que nous n’avons pas compris (ou n’avons pas voulu voir) suffisamment tôt que ce marché est profondément du type ‘winner-takes-all’. Si nous l’avions perçu plus tôt, nous aurions sans doute suivi une stratégie plus ‘militaire’, en ne livrant que les batailles que nous pouvions gagner. Nous aurions dû nous rendre compte que certaines villes, comme Londres ou Madrid, n’étaient déjà plus à notre portée ; sachant cela, nous aurions dû soit ne pas y entrer, soit nous en retirer plus tôt de manière à concentrer nos moyens là où nous étions en position de force. Donc, un conseil que je pourrais donner est de ne pas faire de la croissance un but en soi. Un autre conseil est qu’il faut rester lucide : quand la bataille semble perdue, peut-être vaut-il mieux négocier une retraite honorable en trouvant un acquéreur plutôt que de s’obstiner à boucler une énième levée de fonds. Mais tout cela est facile à dire a posteriori.
Quelles leçons peut-on tirer de cette expérience ? Le modèle d’affaires des plateformes P2P est-il tenable à long terme, même pour les entreprises aux poches les plus profondes ? C’est le sujet que j’aborde dans le troisième article de cette série.
Photo credit: Usonian via Visual Hunt / CC BY-NC-SA