Le 15 novembre 2016 s’est tenue à Mines ParisTech la conférence ‘Médiatiser l’innovation’ (le programme se trouve ici). Cet article en fait le compte-rendu.
Un besoin d’ordre
La publicité suit l’évolution des médias. Tous les jours apparaissent de nouvelles techniques, de nouveaux supports, de nouveaux moyens d’adapter la communication de marques soucieuses de parler à chaque consommateur. Tous les jours s’accumulent des données permettant de mesurer l’étendue, voire l’efficacité de ces pratiques. La dimension empirique du marketing conduit à décrire et promouvoir ces phénomènes comme une liste infinie de nouveautés.
Pourtant ces phénomènes suivent une direction commune, celle d’un meilleur rendement des investissements publicitaires. Cet objectif induit un ciblage accru de la communication vers les consommateurs auxquels elle est le plus utile. Il est particulièrement sensible lorsqu’il s’agit de médiatiser un produit nouveau, encore inconnu du public. La conférence « Médiatiser l’Innovation », organisée le 15 novembre 2016 par la Chaire MINES ParisTech d’économie des médias et des marques, voulait éprouver cette hypothèse. Son programme figure en annexe. En voici le compte-rendu raisonné.
Synthèse des débats
L’approche économique
La publicité, et plus largement, la médiatisation, peut être perçue comme un bien complémentaire du bien mis en marché [1]. Ce bien informationnel qui concourt à la représentation sociale du produit, a la dimension d’un surplus (ou d’un défaut) de qualité, plus ou moins valorisé par le consommateur. Certains consommateurs l’apprécient, d’autres en sont embarrassés. L’économie de la médiatisation analyse les conditions de production et de diffusion de ce complément, ainsi que sa valorisation dans la vente des produits. Les possibilités de reprise et de résonance dans la diffusion des informations rendent cette économie très dépendante de la dynamique des médias. En outre, les annonceurs ont intérêt à cibler leurs messages vers les consommateurs les plus réceptifs – ceux qui les jugeront utiles. La poursuite de cet objectif suscite de nombreux instruments de mesure et de guidage.
L’offre des médias
La conférence a d’abord mis en perspective les nouvelles formes de dissémination des messages à travers des médias de plus en plus segmentés. L’introduction de Gautier Picquet (Publicis Media) souligne la domination émergente d’Internet et des terminaux mobiles, ainsi que la forte pénétration des algorithmes dans le ciblage de la publicité. Selon lui, la transformation en cours vise à passer d’une médiatisation de masse – symbolisée par la presse et le broadcast – à l’individuation de la communication vers des profils mieux cernés. La trajectoire de cette mutation, sa durée et son impact sur les marchés de médias sont encore incertains, mais le mouvement est en marche. La transition qui affecte d’abord les médias de masse est l’occasion d’une reconfiguration des portefeuilles des grandes firmes de médias.
Sylvia Tassan Toffola (TF1 Publicité) illustre cette tendance par la prolifération éditoriale de la télévision : segmentation accrue des chaînes et des programmes, recherche de nouveaux évènements et de nouveaux publics, dé-linéarisation des programmes de fiction, combinaison du média de masse et de plateformes numériques, valorisation de tous les écrans de réception, ciblage de la publicité vers des profils mieux discriminés. Cette recherche d’une discrimination plus fine des consommateurs affecte aussi bien la distribution que la publicité : l’usage de canaux multiples permet de distribuer des fictions sous plusieurs versions et selon plusieurs tarifs, et de s’adresser à leurs publics par des moyens publicitaires ad hoc.
Pour Olivier Robert-Murphy (Universal Music), la musique participe également de cette logique. D’un côté, les artistes inventent des univers partageables par des marques : celles-ci peuvent atteindre leurs publics à travers la musique et la réputation des talents. De l’autre, la musique suscite des émotions, des évocations intimes que les marques peuvent intégrer dans leur communication. La musique s’impose ainsi comme un média à part entière, à la fois vecteur de diffusion et de sens, dont chaque talent est un canal capable de cibler des publics et d’enrichir des messages.
La demande des marques
La difficulté d’une approche transversale de la médiatisation tient à la diversité des besoins de chaque marque, à la saisonnalité de ses marchés, à la place des nouveaux produits dans la construction de son image. Les études de cas présentées par Ekimetrics sur l’automobile (avec Laurent Aliphat, Renault), sur l’opposition entre parfums et cosmétiques (Paul Seguineau), et sur les assurances (avec Rodolphe Rodriguez, Axa) illustrent ces spécificités.
L’industrie automobile croît avec les nouveaux modèles, car seule l’innovation permet d’esquiver les rabais. Face à l’obsolescence rapide et à de lourds investissements en design et développement, la médiatisation de la nouveauté est critique. Or, la construction de l’image prend des années, la médiatisation étant de second ordre par rapport à la visibilité des véhicules dans la rue. D’où l’importance stratégique du lancement qui permet d’atteindre la masse critique de clients donnant au véhicule cette visibilité ; la relation entre ventes et médiatisation est un cercle tantôt vertueux ou vicieux. En outre, chaque modèle ne concourt pas également à l’image consolidée de la marque automobile ni à sa visibilité : la marque doit choisir les modèles et les clients sur lesquels capitaliser son mythe, son pouvoir prescripteur.
Paradoxalement, les parfums et les cosmétiques recourent à des médiatisations très différentes. Pour les parfums, chaque nouveauté est une création. Elle convoque un univers, un imaginaire porteur de significations. Celui-ci doit être d’autant plus largement partagé que les parfums sont offerts en cadeau, surtout en période de fêtes. La communication de masse, forcément prestigieuse, est portée par des talents, des égéries, de la musique, symboles de créativité. Les marques éditrices capitalisent sur tous ces univers qui sont autant de nouvelles marques. A l’inverse, l’innovation des cosmétiques vise la performance. Leur médiatisation s’appuie sur le retour d’expérience, l’individuation d’une pratique. Dans ce registre, le rédactionnel, les conseils ou tutoriels édités par les réseaux sociaux s’avèrent indispensables. La concurrence entre marques y est beaucoup plus ouverte puisque c’est l’innovation, et non le contexte créatif, qui est mise en valeur. Les marques ont ici davantage valeur de label.
La stratégie de lancement d’Hello Bank, nouvel entrant sur le marché très disputé de la banque en ligne, combine aussi communication de masse et individuation : filiale de BNP, la marque vise une notoriété autonome et la personnalisation du service à chaque client. Sa communication, décrite par Ariel Steinmann, articule la mise en avant du nom à la capture de clientèle, puis à la mobilisation prescriptive de celle-ci. Identifiée à la mobilité, Hello Bank utilise la télévision pour présenter sa gamme de services : les bulles de BD qui encadrent son message évoquent l’échange verbal entre individus. Elles font le pont avec les réseaux sociaux qui diffusent ses innovations ou ses offres promotionnelles au sein de communautés de clients. Ceux-ci sont incités à se fédérer en groupes et à parrainer de nouveaux membres. L’interface du téléphone mobile se prête idéalement à cette communication individuée que le service bancaire peut entretenir à loisir.
Nouveaux médias, nouvelles apostrophes
Le ciblage des annonceurs fait surgir de nouveaux médias et de nouvelles techniques qui, à terme, façonnent le rapport du consommateur aux sollicitations.
Les plateformes de crowdfunding ont pour vocation d’exposer des produits innovants. Pour Paul Belleflamme (UCL), ces outils qui visent à tester la demande et à créer des communautés proches des marques sont avant tout des médias. Sujettes aux effets de réseau, les plateformes sont en quête d’audience : plus il y a de demandeurs, plus les apporteurs de fonds espèrent trouver de bons projets, plus les projets sont médiatisés. Le crowdfunding, comme son nom l’indique, lève davantage des « foules » – de l’attention – que de l’argent. Pour autant, les retombées médiatiques ne sont pas toujours positives, les commentaires des projets pouvant s’avérer très critiques.
Autre média adapté au ciblage, « les influenceurs », les leaders de communautés sur les médias sociaux. Selon Claudie Voland-Rivet (UDA), ces éditeurs hybrides s’avèrent très efficaces pour le lancement d’un produit, la diffusion de messages ou de contenus, l’organisation d’événements, la communication de crise. Leur puissance médiatique s’évalue par de nouveaux indicateurs : exposition, écho, part de voix… Initialement dispersés et bénévoles, les influenceurs se professionnalisent, organisant peu à peu un marché capable de relayer en masse ou de cibler des audiences spécifiques. La maturation réglementaire (normalisation de l’influence) et commerciale (réseaux de contractants) de ce marché progresse rapidement.
Pour Frédéric Josué (Havas 18), l’individu est immergé dans un univers piloté par les marques. Chaque événement social se prête à communication. Derrière ce processus et les données qu’il engendre, se développent des algorithmes qui modélisent les comportements. La logique d’extension du ciblage incite ainsi les consommateurs, dans leur environnement domestique ou professionnel, à répondre à des offres profilées.
D’où la révolte de Pierre-Nicolas Schwab (RTBF) : les consommateurs vont ils se conformer à leur modèle, autrement dit consommer docilement ce qu’un prolongement de leur historique aura prescrit ? Ne va-t-on pas assister, au fur et à mesure que se développe cette tendance, à des formes de résistance, des pratiques visant à y échapper ? N’est-ce pas là le rôle des médias publics visant à entretenir l’esprit critique des citoyens ? Quant au plan commercial, le ciblage ne produit-il pas sa propre usure en dégradant rapidement la tolérance aux sollicitations ?
Les enjeux de la mesure
La mesure de l’efficacité de la publicité progresse depuis dix ans. Initialement basée sur la corrélation entre achat de médias et chiffre d’affaires, elle devient plus complexe au fur et à mesure que se multiplient les canaux tant pour la communication que pour la vente.
Pour Jean-Baptiste Bouzige (Ekimetrics), cette tendance oblige à ouvrir la boîte noire du processus d’achat. La communication de masse représentait ce processus par un entonnoir dans lequel se précisait la perception d’une offre. Le marketing moderne identifie un « parcours » dans lequel le consommateur sélectionne et élimine des marques jusqu’à se fixer sur un produit. Dans ce processus interviennent de nombreuses influences, y compris les retours d’expérience d’autres consommateurs. La structure de la communication combine donc deux formes idéales : la voie traditionnelle, raffinant la perception de la marque par des campagnes emboîtées ; la voie inverse, focalisée sur l’achat et faisant remonter le retour d’expérience. Au plan économique, cette seconde approche privilégie les effets de réseau : elle amplifie le rôle prescripteur des adeptes précoces et la fidélisation des clients engagés. Les médias concernés et les moyens d’achat ne sont donc pas les mêmes que dans la voie classique. Dans ce nouvel univers, les mesures d’efficacité se veulent holistiques et traitent les deux voies. Elles visent à piloter les choix de marketing en fonction des performances commerciales de chaque produit.
Cette approche se retrouve dans la pige publicitaire dont la fonction originelle était de structurer le marché de l’espace. Or, la mesure de la médiatisation gratuite ne peut avoir pour objectif de gérer des achats. En outre, le bruit médiatique ne véhicule pas de messages préconçus. Pour François Nicolon (Kantar), les outils de mesure doivent certes quantifier le bruit (c’est la fonction de l’UBM – Unité de Bruit Médiatique), mais aussi intégrer des variables qualitatives servant à piloter les relations publiques. La mesure de l’empreinte médiatique est donc un outil spécifique à chaque type de marché et s’inscrit dans un processus de pilotage où l’action s’adapte dynamiquement à l’évaluation de ses effets. Il est probable qu’au fur et à mesure de la consolidation des nouveaux médias, des règles apparaîtront permettant de systématiser des pratiques encore expérimentales.
La pression des annonceurs pour plus de transparence et un retour sur investissement affecte aussi les agences. Baptiste Tougeron illustre comment, chez Havas, une plateforme de décision marketing est dédiée à la collecte des données de chaque marque et à sa réinjection dans le processus de ses actions média. Cette plateforme traite l’évolution quotidienne d’indicateurs clés et vise un relèvement de la performance des investissements publicitaires : Havas promet à ses clients une hausse du retour sur investissement de 1,9% en 2017 et de 6% en 2019…
Pour conclure
Cette conférence, bien qu’expérimentale, confirme l’intérêt d’une lecture économique des transformations du secteur de la communication. Le traitement de la médiatisation comme un bien complémentaire, comparable à un surplus de qualité relevant l’utilité des uns, mais dégradant celle des autres, permet de décrypter :
- La possible saturation de la communication de masse, trop peu sélective, touchant un grand nombre de consommateurs valorisant mal les messages,
- Sa substitution progressive par une communication individuée capable de discriminer les messages – le complément médiatique (ainsi d’ailleurs que le bien principal, à commencer par les services) – auprès des consommateurs réceptifs,
- La mutation des médias de masse vers des groupes multicanaux capables de discriminer les messages et les publics,
- La recherche d’effets de réseau – d’accroissement viral de la demande – dans le lancement des produits par une implication plus forte des consommateurs dans la prescription,
- L’apparition de médias et d’algorithmes destinés à mieux cibler les messages, mais aussi, le rejet larvé de cette pratique par des consommateurs devenus plus méfiants,
- Le développement de techniques de mesure ne visant plus seulement à structurer les achats d’espace, mais à mieux ajuster les efforts médiatiques à la performance commerciale des produits.
Ces phénomènes induisent une réorganisation profonde de tous les métiers de la communication et des firmes qui les exercent. Ils requièrent des efforts d’analyse économique permettant de dépasser la chronique des innovations pour anticiper les changements de l’organisation industrielle. Et occasionner de nouveaux partenariats, de nouvelles recherches et débats publics à l’initiative la Chaire organisatrice de la conférence.
[1] Thèse de Gary S. Becker et Kevin M. Murphy, dans leur célèbre article de 1993 : « A Simple Theory of Advertising as a Good or Bad », The Quarterly Journal of Economics, Vol. 108, No. 4 (Nov., 1993), pp. 941-964 .
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