L’arrêt UsedSoft de la Cour de justice de l’UE concerne l’épuisement du droit de contrôler la revente de logiciels “usagés”. Dans cet important arrêt, la grande chambre de la Cour de justice a considéré qu’un contrat de licence d’usage de logiciel peut néanmoins être considéré comme une “vente” au sens l’article 4 (2) de la Directive 2009/24 sur la protection des programmes d’ordinateur. Une licence “vaut vente”, en dépit de la qualification voulue par les parties et d’une clause prévoyant son caractère “non-transférable”, dès lors que (i) l’usage du logiciel n’est pas limité dans le temps et que (ii) il y a eu paiement d’un prix correspondant à la valeur économique de la copie obtenue. La distribution initiale d’un logiciel sous ces conditions, même si elle passe par un téléchargement en ligne, et non par l’offre en vente d’un support tel qu’un DVD en magasin, est une “première vente” qui déclenche l’épuisement du droit de distribuer le logiciel dans l’Espace Economique Européen (EEE). Pas possible donc pour Oracle de s’opposer à une revente de logiciels acquis par un intermédiaire (UsedSoft; voir son site ici) auprès de sociétés ayant “acheté” des licences d’Oracle et ayant téléchargé les logiciels acquis.
IPdigIT s’est déjà penché sur la question de savoir si l’on peut tirer d’UsedSoft une règle générale d’épuisement numérique du droit d’auteur valable pour la revente de “seconde main” d’objets autres que des logiciels, notamment des fichiers musicaux. La discussion a été menée à partir de l’exemple du service offert par ReDigi (ici et ici). Un tel service a pu être interdit aux Etats-Unis, la règle dite du “first sale”, équivalente à celle de l’épuisement, n’étant pas applicable selon les juges américains (voir la décision Capital Records v. ReDigi). Il est moins sûr qu’en Europe, les titulaires des droits sur la musique puissent s’opposer à un tel service, tout dépend de la relation qui existe entre la Directive 2009/24 sur les logiciels et la Directive 2001/29 sur le droit d’auteur dans la société de l’information. Contrairement à la Directive ‘logiciels”, la Directive horizontale 2001/29 prévoit en effet un droit de communication au public (art. 3) outre le droit de distribution (art. 4). Le considérant 29 de cette Directive précise en outre que:
“La question de l’épuisement du droit ne se pose pas dans le cas des services, en particulier lorsqu’il s’agit de services en ligne. Cette considération vaut également pour la copie physique d’une oeuvre ou d’un autre objet réalisée par l’utilisateur d’un tel service avec le consentement du titulaire du droit.”
La Directive 2001/29 semble donc exclure l’épuisement numérique pour des oeuvres autres que des logiciels. On doit se demander si les arrêts postérieurs de la Cour de justice viennent plutôt confirmer ou infirmer l’idée qu’il existe une “lex specialis” pour les logiciels qui diffère de la “lex generis” en matière d’épuisement numérique.
Le 22 janvier 2015, la Cour de justice a rendu un intéressant arrêt Art & Allposters (C-419/13) relatif à l’épuisement du droit de distribution par rapport à un support physique tel qu’un poster. On utilisera ici le terme d’épuisement physique par opposition à l’épuisement numérique, même si un fichier téléchargé constitue bien entendu un objet “physique” comme un poster (le substrat physique est une suite numérique de 1 et 0 dans le premier cas, du papier dans le second cas).
Il s’agissait en l’espèce de savoir si le titulaire du droit d’auteur pouvait s’opposer au transfert de l’image d’un tableau fixée sur un poster vers un autre support physique en l’espèce une toile de peintre. Art & Allposters Int. NV (‘Allposters’) commercialise en effet des affiches de tableaux mais propose aussi à ses clients des affiches encadrées ou des toiles reproduisant des tableaux connus. Le processus de transfert sur toile a pour effet de reporter sur la toile les contours et couleurs imprimés sur le papier, si bien qu’à l’issue de l’opération, l’image de l’oeuvre a disparu du support en papier. Il n’y a donc pas de reproduction supplémentaire. Mais le droit de distribution est-il épuisé dans le cas d’une reproduction vendue dans l’EEE avec le consentement du titulaire du droit “lorsque cette reproduction a ensuite subi une modification quant à sa forme et est à nouveau mise dans le commerce sous cette forme”? Telle était la question principale posée par le Hoge Raad dans cette affaire hollandaise opposant la société de gestion des droits d’auteur Pictoright et le distributeur Allposters.
L’interprétation par la Cour de justice vient éclairer la notion d’objet du droit de distribution. L’article 4 de la Directive 2001/29 parle de l’épuisement du droit de distribution “relatif à l’original ou à des copies d’une oeuvre” en cas de vente ou transfert de propriété “de cet objet” et le considérant 28 se réfère au “droit exclusif de contrôler la distribution d’une oeuvre incorporée à un bien matériel”. Pour la Cour, en utilisant les termes “objet” et “bien matériel”, la Directive vise bien à conférer un droit des auteurs de contrôler “chaque objet tangible qui incorpore leur création intellectuelle” (§ 37; voir aussi le §40). Voilà qui renforce singulièrement le droit d’auteur lorsque le support physique est modifié! Par cette interprétation, la Cour de justice semble adopter la théorie autrefois défendue en France et en Belgique du droit de destination, à savoir le droit de contrôler la destination (et l’usage) des exemplaires, pas simplement les usages de l’oeuvre elle-même. Le professeur Frank Gotzen a par exemple défendu l’existence de ce droit de destination sur base d’une interprétation large du droit de reproduction.
La Cour s’intéresse à l’effet de la modification liée au changement de support qu’elle présente comme suit: le transfert sur toile permet (i) d’augmenter la durabilité de la reproduction, (ii) d’améliorer la qualité de l’image et (iii) de rendre le résultat plus proche de l’original de l’oeuvre (§42). Pour la Cour, le changement de support et sa plus grande assimilation à l’original “est de nature à pouvoir constituer en réalité une nouvelle reproduction de cette oeuvre” (§ 43). Pour savoir s’il y a épuisement il faut vérifier “si l’objet modifié, apprécié dans son ensemble, est, en soi, matériellement l’objet qui a été mis sur le marché avec le consentement du titulaire du droit” (§45). Tel n’est pas le cas en l’espèce. Donc, il n’y pas d’épuisement.
Voici quelques questions à envisager par rapport à ces deux arrêts sur l’épuisement dans les contextes respectifs du numérique et du physique:
1. En matière d’épuisement numérique, la règle de UsedSoft peut-elle s’appliquer à d’autres fichiers numériques, par exemple des fichiers musicaux (format MP3) ou des fichiers texte (format ePub pour des ebooks)? La réponse doit s’appuyer sur de plus récentes décisions de la CJUE (par ex. l’arrêt Nintendo c. PC Box du 23 janvier 2014, C-355/12). Il faudrait aussi examiner si le récent arrêt en matière de fiscalité des livres numériques rendu par la CJUE le 5 mars 2015 (Commission c. France, C-479/13) n’a pas une incidence sur cette question.
2. Quant à l’épuisement “physique”, l’arrêt Allposters pose beaucoup de questions:
– Pensez-vous que des considérations économiques motivent l’arrêt Allposters? Mais si on compare l’arrêt UsedSoft à l’arrêt Allposters, est-ce que ce n’est pas plutôt l’arrêt UsedSoft qui dénote un raisonnement économique de la part de la Cour? Dans un cas, c’est en faveur de l’épuisement, dans un autre, c’est contre l’épuisement. Est-ce que l’on peut donc facilement réconcilier Allposters et UsedSoft? Y aurait-il une spécificité du ‘numérique’ par rapport au ‘physique’ pour la question de l’épuisement?
– L’arrêt Allposters vient apparemment confirmer la jurisprudence Poortvliet du Hoge Raad hollandais (19 janvier 1979, NJ 1979/412). Est-ce qu’il est aussi conforme à la jurisprudence belge (voir par ex. Civ._Bruxelles,_15_février_1996,_AM,_1996,_p.319_Moulinsart c PT_Prod) ?
– Les gouvernements français et anglais sont intervenus dans l’affaire Allposters. La France a plaidé contre l’épuisement et l’on peut présumer que le Royaume-Uni a défendu la position inverse. Est-ce que cette position différente traduit une vision différente du droit d’auteur? Vous pouvez aussi consulter l’arrêt de la Cour suprême canadienne dans Théberge (28 mars 2002 CSC 34 (QL)), ainsi que l’analyse qu’en fait le professeur D. Gervais (voir ici). Dans cette affaire très similaire à Allposters sur le plan des faits, la Cour a considéré, contrairement à la Cour de justice, que le changement de support ne peut être contrôlé par l’entremise du droit d’auteur et a donc conclu à l’encontre des ayants droit. Cette approche différente au Canada, voire au Royaume-Uni, traduit-elle une différence entre l’approche de common law et l’approche civiliste que la Cour de justice semble avoir suivi dans Allposters?
– Enfin, que tirer d’une comparaison entre la règle d’épuisement en matière de marques (voir art. 13 du Règlement 207/2009) et les conditions de l’épuisement selon Allposters?
Bon voyage à travers la jurisprudence! Ne vous épuisez quand même pas trop…