La problématique du blocage de sites internet et du filtrage de fichiers a connu d’importants développements jurisprudentiels récents. Il y a eu, en l’espace de quelques semaines, la décision française Google Images (Max Mosley), la décision française Allostreaming, la décision belge The Pirate Bay et, pour finir, les conclusions de l’Avocat Général (AG) de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans l’affaire UPC Telekabel (aff. n° C-314/12).
Il est donc possible maintenant d’en faire une analyse croisée.
Nous vous en avions déjà parlé
IPNews.be vous avait déjà analysé chacun de ces textes dans de précédents billets:
– en ce qui concerne la décision française Google Images du 6 novembre 2013, voici le lien vers notre analyse;
– en ce qui concerne la décision française Allostreaming du 28 novembre 2013, voici le lien vers notre analyse;
– pour la décision de la Cour de cassation belge The Pirate Bay du 22 octobre 2013, voici le lien vers notre analyse;
– pour les conclusions européennes rendues le 26 novembre 2013, voici notre analyse (ici et ici).
Avant de parcourir ce billet, nous vous conseillons de prendre connaissance de ces documents et analyses.
Contenu des différentes décisions
Les décisions françaises ne sont que des décisions de première instance, susceptibles donc d’être réformées en appel (et/ou cassation). La décision belge est définitive mais très spécifique car prise dans le cadre d’un procédure pénale et sur la base de dispositions normatives belges bien particulières. Les conclusions de l’AG européen ne sont que des conclusions et ne constituent donc pas encore la décision finale de la CJUE. Même si la CJUE suit très souvent les conclusions de ses AG (mais pas toujours heureusement… cf. affaires VG WORT).
Suite à la décision du 6 novembre 2013, Google ne peut plus faire apparaître dans son moteur de recherche Google Images neuf images compromettantes de M. Max Mosley, ancien dirigeant de Formule 1. Particularité de la décision : les juges français n’ont pas précisé les mesures à prendre pour y arriver.
Suite à la décision, elle aussi parisienne mais rendue dans le dossier Allostreaming, les fournisseurs d’accès à internet (FAI) ne peuvent plus permettre aux internautes français d’accéder à 16 sites internet issus de la galaxie Allo. De même, suite à cette décision qui utilise pour la première fois le nouvel article L.336-2 du CPI français, les moteurs de recherche ne peuvent plus référencer ces 16 sites. Ici aussi, la décision ne précise pas les moyens pour y parvenir.
La Cour de cassation belge a ordonné (ou plutôt décidé que la Cour d’appel ne s’était pas trompée) que tant Belgacom que Telenet (deux des plus importants fournisseurs d’accès à internet en Belgique) devaient dorénavant bloquer l’accès au site suédois The Pirate Bay, qu’importe si l’accès pour y arriver change de nom par après. Ici aussi, la justice n’a pas précisé les manières pour y arriver.
Enfin, dans ses conclusions, l’AG se montre enclin à accepter le blocage des sites internet qui permettent massivement des contrefaçons (et qui en profitent/bénéficient sur le dos des titulaires de droits) mais dans des termes mesurés et un peu différents des décisions judiciaires. En effet, l’AG considère qu’il faut préciser les mesures que les intermédiaires techniques devront exécuter pour satisfaire à la décision judiciaire.
Des décisions qui pourraient se reproduire ?
Les décisions et conclusions portent sur le même sujet : le filtrage et/ou le blocage de fichiers et de sites internet dans un but de protection de la vie privée ou de lutte contre les téléchargements illégaux. Les arguments des parties adverses (moteurs de recherche et FAI) sont souvent les mêmes tandis que les décisions finales sont parfois divergentes.
Sur la base de ces différents documents, une question surgit rapidment: serait-t-il dorénavant possible d’obtenir rapidement et sûrement une décision judiciaire qui ordonnerait le filtrage et/ou le blocage de sites internet ? Ou autrement dit, peut-on ressortir de ces différents textes un modèle de raisonnement qui pourrait s’appliquer à des situations futures équivalentes ?
La réponse n’est pas si évidente.
En effet, la décision Google Images ordonnant à Google de ne plus faire apparaître, pendant 5 ans, 9 images a été rendue dans un contexte bien particulier (les images avaient été déjà jugées par deux pays comme attentatoires à la vie privée, Max Mosley avait prévenu Google à de nombreuses occasions, etc.). Quid si la prochaine affaire se déroule en dehors d’un cas d’atteinte à la vie privée ? La décision sera-t-elle la même ? A voir…
La décision belge The Pirate Bay a été rendue sur la base de dispositions législatives belges bien spécifiques. Il faudrait examiner si ces dispositions ont leur équivalent à l’étranger.
Par contre, ce qui pourrait bientôt se produire c’est une autre décision française basée sur l’article L.336-2 nouveau du Code de la Propriété Intellectuelle français qui ordonnerait le blocage de l’accès ainsi que le déréférencement de sites participant massivement aux téléchargements et streamings illicites. En effet, le juge parisien, dans l’affaire Allostreaming (décision valable 1 an), a décidé que, pour pouvoir appliquer cette disposition réellement révolutionnaire, il faut juste lui démontrer que les sites sont massivement illégaux (tout sera ici une affaire de chiffre et d’études, souvent très chères, sur l’illicéité massive des sites visés) et que les moteurs de recherche et FAI rentrent dans les conditions du L.336-2, le reste étant l’affaire des moteurs de recherche et des FAI quant aux moyens techniques à mettre en oeuvre. Dans la décision Allostreaming, le juge a aussi permis, et c’est d’importance car cela leur permettra de faire des économies de procédure, aux ayants droit d’agir directement contre les opérateurs nationaux et ce sans avoir dû agir préalablement contre les sites contrefaisants (qui sont souvent situés à l’étranger).
Toutefois, pour que l’on ait d’autres décisions françaises similaires à la décision Allostreaming, il faudra que la CJUE ne suive pas son AG dans l’affaire UPC Telekabel. Rappelons que l’AG avait lui considéré qu’il faut qu’à chaque fois le juge national décortique et précise les mesures techniques que le moteur de recherche ou le FAI doit exécuter. La décision de la Cour de justice devrait tomber vers la mi 2014.
Attention, il convient d’avoir égard également au fait que les ayants droit risquent d’être « condamnés » à devoir participer financièrement aux frais d’implémentation des mesures de filtrage et de blocage. Or, ces frais peuvent être énormes. Verra-t-on alors surgir des sous-litiges entre ayants droit et opérateurs condamnés sur la question de ces frais et sur leur répartition ?
On le voit, l’histoire est loin d’être terminée…
Mise à jour: La Cour d’appel hollandaise de Den Haag a rendu le 28 janvier 2014 un arrêt interdisant à deux FAI hollandais de bloquer, aux Pays-Bas, l’accès au site The Pirate Bay. Nous reviendrons prochainement sur cette importante décision qui va dans un sens tout à fait contraire à la décision belge.
Il est donc plus que temps que la Cour de justice de l’Union européenne rende son arrêt dans l’affaire UPC Telekabel. Il est en effet incompréhensible que des décisions nationales judiciaires totalement opposées soient rendues alors qu’elles se basent pourtant toutes sur les mêmes textes européens.