C’est sous ce titre qu’un dossier du journal La Libre (19 oct. 2013) préparé par Laurent Lambrecht (voir ici) se demandait si le futur brevet unitaire et le système de la Juridiction unifiée du brevet pourraient attirer les “patent trolls” en Europe. “Le risque n’est pas négligeable”: telle est ma réponse, résumée dans l’interview disponible sur LaLibre.be (ici). Le sujet était d’actualité en 2013, comme en témoigne la lettre ouverte (26 septembre 2013) adressée par 16 sociétés américaines et européennes, parmi lesquelles Adidas, Deutsche Telekom, Apple, Google et Microsoft, suggérant des modifications des règles de procédure devant la future Juridiction unifiée du brevet. Le sujet reste d’actualité en 2014 (voir mon article The risk of patent trolls in the U.S. and in Europe: a sequel to a never ending story).
Pour rappel, on utilise le terme ‘patent trolls’, qui évoque des petits êtres maléfiques de la mythologie nordique, pour désigner des sociétés qui acquièrent des portefeuilles de brevets non pour les exploiter mais pour négocier des licences, le cas échéant sous la menace d’un procès pour contrefaçon (voir l’article ‘patent troll’ dans Wikipedia). On parle aussi, de manière plus neutre, des ‘non-practising entities’ (NPE) pour désigner ces entités non-opérationnelles, ou encore des ‘patent assertion entities’ (PAE) pour désigner des entités qui mettent en oeuvre leurs brevets par des actions en justice. Des actions en justice qui se sont multipliées au cours des dernières années, comme l’indique le tableau joint (extrait d’un blog de la Maison Blanche). Certains, comme le soulignait Paul Belleflamme dans un de ses articles consacrés à ce sujet sur ipdigit (What to think of ‘patent’ trolls’?), défendent ces trolls qui anticipent le progrès technologique. Je vous renvoie aussi aux autres nombreux articles que Paul a publiés ici sur diverses facettes du sujet: Patent trolls et marché des brevets, What to think of ‘patent trolls”? The return, Les corsaires de brevets, Beware! Privateers patron these patent waters.
Beaucoup d’observateurs sont critiques à l’égard de ces entités dont le modèle s’apparenterait au ‘chantage’ judiciaire. Mais peut-on parler de chantage lorsque l’on ne fait qu’invoquer en justice un droit dont on dispose? Quand une action en justice est-elle abusive? Le problème n’est-il pas que le brevet n’aurait pas dû être octroyé d’abord? Derrière les abus des ‘patent trolls’, on retrouverait donc la question de la qualité des brevets octroyés par les Offices de brevets. De vastes questions. Mais qui commencent à recevoir un écho du monde politique en tout cas aux Etats-Unis. Au point que le président Obama, en février 2013, avait des mots très durs à l’encontre de ces ‘patent trolls’: “they don’t actually produce anything themselves. They’re just trying to essentially leverage and hijack somebody else’s idea and see if they can extort some money out of them” (voir aussi l’article du New York Times: Obama Orders Regulators to Root Out ‘Patent Trolls’). L’un des conseillers du Président écrivait en juin 2013 sur le blog de la Maison Blanche (ici):
“When businesses need to constantly worry about abusive patent litigation they are able to put less of their efforts into creating new products and serving customers. Today, some of the largest innovators in high-tech spend more money on patent litigation and acquisition than they do on research and development for new products. Smaller companies are getting hit just as hard, and 40% of technology startups targeted by patent trolls reported a significant impact on their business operations due the suit or threat thereof. It’s clear that the abuse of the patent system is stifling innovation and putting a drag on our economy. The trolling has gotten out of control, and it’s time to act. “
Comme le relate le Financial Times du 21 oct. 2013 (US plans to crack down on patent ‘trolls’; accès moyennant inscription en ligne), des projets de loi visant à limiter les pratiques abusives des ‘patent trolls’ sont sur la table du Congrès. Et cela juste deux ans après l’adoption du America Invent Act qui avait modifié le droit américain des brevets de manière assez significative. Parmi les mesures envisagées pour lutter contre les trolls: accroître la transparence quant aux NPE qui introduisent ces procès; renforcer le réexamen après octroi du brevet pour éliminer les “bad patents”; réformer le droit de la preuve (procédure de discovery très lourde et coûteuse), etc. Ces projets de loi n’ont finalement pas abouti, mais la nouvelle majorité républicaine au Congrès (suite aux élections de novembre 2014) envisage de débattre d’un nouveau projet de loi en 2015 (voir l’article en ligne du 20 nov. 2014 ici).
Mais revenons en Europe. Pourquoi le risque de voir venir des ‘patent trolls’ s’accroît-il avec la mise en place du système du brevet unitaire et de la Juridiction unifiée du brevet (textes officiels ici)?
L’argument principal tient à l’effet de levier renforcé du futur brevet: il sera en effet possible d’obtenir en justice une interdiction de commercialisation pour un large territoire (au minimum 13 Etats membres dont les trois plus grands: Allemagne, France et Royaume-Uni). Aujourd’hui, les interdictions judiciaires pour violation d’un brevet ne peuvent en principe avoir d’effet que pour un pays (pas d’effet transfrontalier). Mais ‘l’épée de Damoclès’ d’une décision de cessation n’existe-t-elle pas déjà dans le système actuel? Une entreprise qui veut pénétrer le marché européen peut-elle en effet se passer du marché allemand? En tout cas, pour les grands groupes signataires du courrier mentionné ci-dessus, on imagine mal qu’ils puissent faire l’économie du marché allemand pour distribuer leurs produits et services en Europe. Pas sûr donc que l’effet de levier soit sérieusement renforcé à l’avenir.
En outre, l’Allemagne connaît déjà le système de bifurcation. Autrement dit, les risques éventuels de ce système (dénoncés dans la lettre ouverte évoquée ci-dessus) sont déjà présents sur le marché-clé pour l’Europe.
Il y a des arguments en sens contraire qui tiennent notamment à la spécificité de la procédure aux Etats-Unis – et de la culture contentieuse américaine. Comme je le rappelle dans l’interview, “Aux USA, 60 % des affaires sont décidées aux Etats-Unis par un jury (voir les statistiques compilées chaque année par PWC) . On ne sait pas dans quel sens une décision peut aller et cela met les ‘patent trolls’ en position de force pour obliger les entreprises à transiger.” En Europe, seuls des juges professionnels se prononcent dans ces affaires de brevet.
Les montants des dommages-intérêts qui sont octroyés à l’issue des procès pour atteinte au brevet sont aussi nettement inférieurs en Europe. Cela dit, les frais de défense en justice peuvent être très élevés en Europe comme ailleurs et inciter les entreprises visées par des trolls à directement négocier une licence, plutôt que de s’engager dans une procédure longue et coûteuse. Outre les frais directs (honoraires d’avocats, expertises, etc.), de telles procédures mobilisent beaucoup d’énergie de la part des juristes d’entreprise et des ingénieurs – une telle distraction par rapport à la mission normale de ces employés doit également entrer dans la balance des coûts et bénéfices d’une action en justice versus une transaction.
Comme on le voit, il y a des arguments qui suggèrent que le risque de voir venir des ‘patent trolls’ augmente et d’autres qui militent en sens contraire.
En définitive, que pensez- vous? Le risque de voir des ‘patent trolls’ débarquer en Europe est-il sérieusement renforcé avec le paquet du brevet unifié? Vous pouvez repartir des remarques contenues dans la lettre ouverte déjà mentionnée (ici). Il faudra surtout tenir compte des changements introduits dans la 17ème version des Rules of procedure devant la Juridiction unifiée des brevets (voir le site officiel de cette Juridiction qui se met en place).
Merci de répondre en complétant les arguments évoqués ci-dessus par l’analyse des documents récents et des plus récentes prises de position, y compris en ce qui concerne le risque de patent trolling aux Etats-Unis. En effet, le problème des trolls renvoie peut-être à certains maux plus fondamentaux du système américain des brevets, lesquels ne se retrouvent pas (nécessairement de la même façon) en Europe. Vous pouvez par exemple tenir compte des remarques résumées dans un billet publié le 31 octobre 2014 sur IPKat, lequel renvoie aux réflexions du Prof. M. Lemley.