Le droit de marque se range parmi les droits de propriété intellectuelle, mais, davantage encore que d’autres droits intellectuels, la marque se distingue de la propriété. Car le contrôle que l’on peut obtenir sur un signe quand on l’a enregistré à titre de marque n’est pas comparable à la maîtrise conférée par la propriété sur un bien corporel. Je peux a priori empêcher tout usage par autrui de mon bien, d’autant que la propriété s’accompagne la plupart du temps de la possession qui en renforce l’exclusivité. Il n’en va pas de même en matière de biens intangibles et singulièrement de marques. C’est plutôt l’inverse qui est vrai: seuls les usages expressément réservés par la loi au titulaire de marque peuvent être interdits. Quels sont les usages que le titulaire de la marque peut interdire?
On connaît la réponse de principe: en Europe, c’est l’article 5 de la directive sur l’harmonisation du droit des marques (Dir. 89/104/CEE codifiée par dans la Dir. 2008/95/CE) et l’article 9 du règlement sur la marque communautaire (Règl. 40/94 remplacé par le Règl. 207/2009) qui définissent l’étendue du droit de marque en spécifiant à quelles conditions on peut interdire l’usage d’un signe protégé. Parmi les formes d’atteintes, on retrouve l’hypothèse de la double identité (identité du côté des signes et du côté des produits/services). Comme le rappelle le considérant 11 de la directive marques, la protection est, en ce cas, “absolue”. Comment comprendre ce terme qui fait penser à l’immense maîtrise que confère l’article 544 du Code civil au propriétaire: “droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue”? On avait cru que cela permettait à son titulaire d’obtenir une interdiction automatique sans besoin de vérifier si, par exemple, l’usage est susceptible de créer un risque de confusion quant à l’origine des produits ou services.
La Cour de justice de l’UE a précisé les contours de la protection par la marque en définissant le périmètre de l’exclusivité à travers les fonctions de la marque. C’est en particulier la jurisprudence sur les usages de marques à titre de mots clés à finalité publicitaire, encore appelés AdWords, qui a contribué à délimiter le champ de l’exclusivité.
Rappelons en deux mots de quoi il s’agit: en “achetant” des AdWords qui correspondant à des marques de tiers pour faire apparaître ses propres annonces publicitaires parmi les liens sponsorisés d’une page de résultats, un annonceur peut atteindre le public qui s’intéresse aux produits/services de son concurrent. Exemple : Carrefour peut en principe acheter Delhaize comme mot clé pour déclencher une annonce pour ses supermarchés Carrefour, Le Figaro peut acheter Le Monde pour attirer un lecteur en ligne vers le site LeFigaro.fr, etc.
La licéité de principe de la pratique consistant à offrir en vente (ce que fait le moteur de recherche) et à acheter (ce que fait l’annonceur concurrent) des AdWords constitués de marques de tiers a été confirmée, pour la première fois, par l’arrêt Google c. Louis Vuitton Malletier (C-236/08 à 238/08) du 23 mars 2010. Depuis, la Cour de justice a rendu les arrêts BergSpechte (C-278/08), Portakabin (C-558/08) et Interflora (C-323/09).
Cette jurisprudence de la CJUE a parfois été interprétée « comme un revers pour les ayants droit » dans la bataille « pour policer le contenu dans l’environnement en ligne » et les grands titulaires de marques, tout spécialement en France, ont montré leur mécontentement face à la « dévalorisation de leurs marques » et au risque de pratiques déloyales. Désormais, les titulaires de marques qui veulent éviter que des annonceurs concurrents s’en servent sont obligés de surenchérir pour acheter les mots clés correspondant à leurs propres marques. Pas mal d’entreprises trouvent injuste qu’il faille payer deux fois: d’abord en finançant des campagnes de publicité autour d’une marque, puis en misant aux enchères sur sa propre marque (l’achat des AdWords passe par un mécanisme d’enchérissement) pour que des tiers ne puissent s’en emparer à des fins publicitaires!
Mais le droit de marque doit aussi tenir compte du point de vue des consommateurs. Pour ces derniers, il est utile de pouvoir faire du « product review » à travers les offres concurrentes ou d’acheter des produits de seconde main annoncés par un mot clé concordant à la marque recherchée. En revanche, il est essentiel que l’information communiquée aux consommateurs ne crée pas la confusion. Ainsi, le texte du lien sponsorisé (apparaissant sur la page de résultats) ou l’intégralité de l’annonce apparaissant lorsque l’on clique sur le lien commercial ne peuvent sans doute reprendre la marque sans risquer de créer la confusion quant à l’origine des produits.
Il faut aussi tenir compte des intérêts des producteurs concurrents qui doivent être à même de proposer leurs produits en ligne. De même, les distributeurs des produits marqués (non directement liés aux titulaires de marque) ont un intérêt légitime à faire de la publicité pour ce qu’ils commercialisent, le cas échéant en achetant un mot clé en concordance avec la marque qu’ils distribuent. On ne peut par principe interdire aux autres opérateurs de se faire connaître en se référant aux marques leaders sur le marché : la publicité comparative doit rester permise sans quoi les nouveaux entrants ne peuvent se « démarquer ». Bannir a priori la vente de marques comme mots clés n’est donc pas admissible (notamment pour les distributeurs de produits marqués opérant hors du réseau de distribution officiel).
Encore faut-il respecter les exigences de loyauté et d’information du public. Si l’on ne peut jamais s’opposer aux pratiques des moteurs de recherche, on court le risque d’autres confusions, plus graves pour les consommateurs: les moteurs de recherche seraient par exemple libres d’utiliser les marques de tiers en permettant à des annonceurs de payer pour apparaître en haut des résultats naturels (en principe « objectifs ») déclenchés par une requête sur une marque de tiers. Autre conséquence négative : les annonceurs pourraient payer les moteurs de recherche pour rediriger automatiquement les internautes vers leur site lorsqu’un internaute utilise la marque d’un concurrent comme requête de recherche (on n’aurait plus de lien commercial visible, mais une orientation automatique du trafic Internet vers le plus offrant). La question de la pratique de vente de marques soulève donc de vraies questions d’intégrité de la communication sur Internet qui dépassent les conflits d’intérêt entre titulaires de marque et annonceurs concurrents. Il en va de la qualité de l’information trouvée en ligne.
Mais revenons-en aux textes et à la question qui est posée: la jurisprudence AdWords de la CJUE est-elle conforme aux textes applicables?
Vous lirez à ce sujet l’article d’Emmanuel Cornu dans le Journal des Tribunaux (“Usage de la marque d’un tiers et systèmes de référencement sur Internet”, J.T., 2012, p. 821-827). Partagez-vous son point de vue selon lequel “la jurisprudence de la Cour … conduit à des conséquences étonnantes tant au regard du libellé de[s articles 5 de la Directive et 9 du Règlement] que de l’intention du législateur de l’Union” (p. 825)?
Merci pour vos réponses!