Vous avez certainement déjà entendu parler de “Games of Thrones”. C’est la série télé la plus populaire du moment. Ses deux premières saisons ont fait un carton et HBO (chaine américaine à péage, productrice de la série) diffuse pour l’instant la saison 3. Ce sont quelque 4,5 millions d’abonnés qui suivent la série. Mais, au total, l’audience est bien plus large car il convient de compter aussi plusieurs millions (le chiffre exact est difficile à estimer) de téléspectateurs « illégitimes ». En effet, le dernier épisode diffusé par HBO le 31 mars a été téléchargé plus d’un million de fois en l’espace de 24 heures.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ces chiffres record de téléchargement illégal n’ont pas affolé les responsables de HBO. Que du contraire ! Le président des programmes de la chaine (Michael Lombardo) a déclaré fin mars à Entertainment Weekly qu’il prenait cela du bon côté : « Je ne devrais probablement pas dire ça, mais c’est une sorte de compliment. La demande est là. Et cela n’a clairement pas eu d’effet négatif sur les ventes de DVD. [Le piratage est] quelque chose qui vient avec le fait d’avoir un programme qui marche très bien sur une chaîne payante. » L’un des réalisateurs de la série (David Petrarca) a même poussé le bouchon plus loin en déclarant, lors d’une séance de questions/réponses à l’université de Western Australia, qu’en fait, la série bénéficie du piratage car celui-ci alimente le « buzz culturel » qui permet à ce genre de programme de « survivre ».
Arguments théoriques
Au delà du cas isolé de cette série, que pensent les économistes de tout cela ? Sur le plan de la théorie, de nombreux travaux ont mis en évidence les effets positifs que le piratage est susceptible d’exercer sur les profits des producteurs de contenu. Dans le compte-rendu qu’ils font de la littérature sur l’économie du piratage, Belleflamme et Peitz (2010) distinguent trois mécanismes : l’échantillonnage, les effets de réseau et l’appropriation indirecte (ces mêmes mécanismes sont aussi à l’origine de l’offre gratuite de nombreux biens de contenu, comme je l’explique avec Xavier Wauthy dans le numéro 100 de Regards Economiques).
- Selon le premier mécanisme, les copies illégales d’un bien de contenu peuvent jouer un rôle d’échantillon et permettre ainsi à leurs consommateurs d’apprécier, sans frais, la valeur qu’ils attachent au contenu en question. Une fois qu’ils auront réalisé que le bien correspond à leurs goûts ou est à la hauteur de leurs attentes, certains consommateurs décideront alors d’acheter une copie légitime (qui est souvent de meilleure qualité que la copie illégale). C’est ce qui semble se produire pour Games of Thrones car pas mal de mordus achètent les DVD (ou revoient la série sur une chaîne à péage comme BeTV) après avoir téléchargé des épisodes de la série illégalement.
- Le deuxième mécanisme repose sur l’idée que beaucoup de biens de contenu génèrent des effets de réseau, c’est-à-dire que leur valeur pour les consommateurs augmente avec le nombre de consommateurs. Il en va ainsi des logiciels (plus la communauté d’utilisateurs est large plus il est facile de s’échanger des fichiers) et des biens culturels (dont l’attrait augmente grâce au bouche-à-oreille). Dans le cas de Games of Thrones, plus la série est visionnée, de façon légale ou non, plus on parle d’elle et plus HBO est susceptible d’attirer de nouveaux abonnés grâce à ce programme.
- Le troisième mécanisme est un peu du même ordre que le précédent. Au lieu d’augmenter directement la demande pour le bien concerné, le piratage contribue à augmenter la demande pour des biens complémentaires. Le producteur est donc à même de s’approprier indirectement la valeur que les consommateurs attachent au bien piraté. Ainsi, ce que David Petrarca avait sans doute derrière la tête est l’idée que les ventes de produits dérivés augmentent avec le nombre d’aficionados de la série, que ceux-ci l’aient visionnée de façon légale ou illégale important peu.
Voici donc trois mécanismes qui, théoriquement, pourraient calmer les craintes des producteurs de contenu par rapport au piratage. Mais on pourrait se dire qu’il ne s’agit-il là que de vagues possibilités mises en évidence par des chercheurs qui, par goût et/ou pour augmenter leurs chances de voir leurs travaux publiés, préfèrent dénicher des résultats contre-intuitifs que confirmer des faits communément admis (je parle en connaissance de cause vu que je fais moi-même partie de ces chercheurs).
Etudes empiriques – Effets sur les ventes physiques
Pour répondre à cette critique, il faut soumettre les théories à l’épreuve des faits. Fort opportunément, la littérature empirique sur les effets du piratage (essentiellement dans le secteur musical) s’est considérablement développée ces dernières années. Avant de résumer les résultats des études qui ont été menées, il faut souligner les difficultés méthodologiques liées à l’estimation des effets du piratage. Comme l’explique Waldfogel (2012), la première difficulté tient au fait que le piratage, comme tout comportement illégal, se prête très mal au recueil de données statistiques. La seconde difficulté est commune à la majeure partie des travaux empiriques en économie : ils ne sont pas de nature expérimentale. Cela veut dire que même si l’on peut observer des volumes de piratage, comme certains chercheurs ont réussi à le faire, on est toujours bien en peine d’établir un lien causal entre le piratage et l’évolution de la consommation légale.
Malgré ces difficultés, les nombreux travaux menés ces dernières années ont convergé vers la conclusion, maintenant largement admise, que le piratage a eu un impact négatif sur les ventes physiques de musique (c’est-à-dire les CD). Dans le jargon de cette littérature, on dit que le téléchargement illégal a « déplacé » les ventes physiques (entendez par là qu’il s’y est substitué). Le facteur de « déplacement » estimé est toutefois plus proche de zéro que de un, ce qui reflète l’observation que la grosse majorité des biens consommés illégalement n’auraient pas été achetés en l’absence de piratage (contrairement à ce que l’industrie du disque voulait faire accroire en comptant tout téléchargement comme une vente en moins).
Etudes empiriques – Effets sur les ventes en ligne
Cette conclusion s’applique-t-elle également à la consommation légale de musique en ligne (via des magasins en ligne comme iTunes ou via des services de « streaming » comme Spotify) ? C’est ce que Aguiar et Martens (2012) essaient d’établir, dans une étude commanditée par la Commission Européenne, en analysant le comportement de consommateurs de musique digitale sur Internet. Au lieu de procéder par enquête (une méthode qui pose toujours la question de la représentativité et de la sincérité de l’échantillon choisi), les auteurs utilisent des observations directes du comportement en ligne de plus de 16 000 Européens, dont les caractéristiques socio-économiques (âge, genre, éducation, occupation, revenu et taille du ménage, nombre d’enfants, région de résidence) sont également connues. Toutes ces données sont récoltées par l’entreprise Nielsen (spécialiste de la mesure d’audience, que ce soit en télévision ou sur Internet).
Pour évaluer dans quelle mesure le téléchargement illégal de musique « déplace » l’achat légal (ou l’écoute légale) de musique en ligne, on voudrait, idéalement, pouvoir comparer la consommation légale de deux groupes d’individus : certains auraient accès au téléchargement illégal et d’autres pas. Mais ce dernier cas de figure n’existe pas vu que tous les individus du panel ont la possibilité de télécharger illégalement. L’idée est donc de mesurer l’impact de la visite de sites illégaux de téléchargement sur la visite de sites légaux d’achat ou d’écoute de musique.
Une simple étude de corrélation ne suffit cependant pas. En effet, les individus qui aiment beaucoup la musique sont susceptibles de consommer plus de musique, quelle que soit la source utilisée. En d’autres termes, des caractéristiques propres aux individus risquent d’influencer les deux variables de concert. Comme ces caractéristiques sont relatives aux goûts des individus, elles ne sont pas observées et on est donc en présence d’un problème de « variable cachée » : on ne peut pas dire si A (le téléchargement illégal) influence B (la consommation légale) car il est possible que, dans l’ombre, ce soit C (les goûts des individus) qui influence simultanément A et B. La stratégie des auteurs est alors de trouver une mesure indirecte de la variable cachée et de faire rentrer cette mesure dans la relation estimée. A cette fin, ils prennent comme indicateur du goût pour la musique le nombre de clics sur des sites reliés de près ou de loin à la musique (radios et vidéos musicales en ligne, paroles de chansons, instruments de musique, blogs traitant de musique, …).
Quels résultats peuvent-ils tirer de leurs estimations ? Essentiellement que le téléchargement illégal n’a pas d’effet sur la consommation légale. Au mieux, cet effet est positif : une augmentation de 10% des clics sur les sites de téléchargement illégal conduit à une augmentation de 0,2% des clics sur les sites légaux. Le piratage n’induirait donc pas de « déplacement » de la consommation payante de musique en ligne ; il pourrait même légèrement stimuler les ventes.
Bien sûr, il ne faut pas oublier que les individus observés par Nielsen sont consentants. Cela introduit deux biais potentiels : d’une part, il y a beaucoup de chances que les « gros pirates » aient refusé de faire partie de l’échantillon ; d’autre part, les individus qui en font partie peuvent avoir modifié leur comportement vu qu’ils se savaient observés. Il faut aussi se souvenir que la vente de musique en ligne ne représente encore qu’une petite partie des revenus du secteur musical et que les ventes physiques, on l’a montré, souffrent du piratage. Ceci dit, la part de la musique en ligne est en constante augmentation (+5% en 2010 et +8% en 2011 selon l’IFPI).
Les résultats d’Aguiar et Mertens peuvent donc, à tout le moins, être interprétés comme un signe que l’offre de musique en ligne devient un concurrent sérieux pour le téléchargement illégal. Le piratage pourrait même devenir un allié des détenteurs de droit d’auteur. N’y aurait-il alors de pire piratage que l’absence de piratage ? A suivre !