(Recension publiée dans Auteurs & Media, n°6/2011, p. 605)
Le dernier livre d’Alain Strowel1 analyse les questions juridiques posées par les différents services en ligne proposés par Google, en suivant les développements qu’ils ont suscités dans la jurisprudence. Ce faisant, l’auteur est amené à toucher à divers domaines, comme le droit d’auteur, le droit de la concurrence ou le droit des marques. Car cette revue des problématiques juridiques impliquant Google est aussi une revue des principaux enjeux en droit d’Internet, tant l’entreprise de Mountain View a réussi à s’imposer comme acteur incontournable dans la plupart des domaines de l’économie numérique. Premier moteur de recherche au monde, Google domine également le marché de la publicité sur Internet (Adsense) et de l’hébergement vidéo (Youtube), et représente un important challenger dans le domaine de la presse en ligne (Google News), la cartographie (Maps), les navigateurs (Chrome), et les systèmes d’exploitation pour appareils mobiles (Android). Plutôt que de prétendre résumer fidèlement l’ouvrage, nous nous contenterons de brosser à gros traits les problématiques traitées par les différentes sections, en nous attardant davantage sur les points où notre commentaire est susceptible de présenter quelque intérêt.
1. Société dirigée par des ingénieurs, Google paraît prendre autant de légèreté avec la rentabilité immédiate de ses nouveaux projets (dont un grand nombre sont finalement abandonnés) qu’avec leur conformité au droit en vigueur. Comme le résume bien Alain Strowel, cette attitude a placé le géant américain au centre de nombreuses procédures judiciaires. Lorsqu’un acteur dominant comme Google défie le droit, celui-ci participe en effet à l’écriture du régime juridique de l’environnement numérique.
2. Le projet Google Books, qui fait l’objet du premier chapitre, constitue une bonne illustration du rôle important assumé par Google dans l’élaboration de la régulation d’Internet. Pour avoir numérisé un nombre considérable de livres sans se soucier de demander l’autorisation aux auteurs des œuvres protégées, Google a dû faire face à une class action intentée par les principaux représentants d’auteurs et d’éditeurs américains. Cette procédure a poussé Google à proposer aux plaignants un accord de transaction, le « Google Books Settlement ». Or, il s’est avéré que la portée de cet accord dépassait de loin celle du litige particulier et s’assimilait à une véritable initiative législative d’origine privée. C’est d’ailleurs une des raisons qui a justifié son rejet par le juge, dans une décision récente commentée par Alain Strowel dans un addendum à son ouvrage. Le juge américain a estimé que l’accord de transaction, qui mettait notamment en place un système visant à régler le problème des œuvres orphelines, allait « trop loin ». En effet, la régulation de cette problématique est « la prérogative du législateur »3, et des acteurs représentant des intérêts particuliers ne peuvent simplement s’entendre pour réglementer une question d’intérêt général. Malgré cette décision, qui apporte une clarification bienvenue, le recours au « private ordering »4 reste une tendance lourde en droit d’auteur, comme en témoigne le récent accord entre les représentants d’ayants droit et les principaux fournisseurs d’accès américains, visant à mettre en place un système de riposte graduée sans l’intervention du législateur5.
3. Dans le domaine de la presse en ligne, Google est également à l’origine d’importants bouleversements. Le service Google News a été au cœur de nombreux litiges. Celui-ci propose davantage qu’un simple outil de recherche, mais un véritable portail présentant une « sélection réactualisée en permanence d’articles provenant de multiples médias en ligne ». Parmi ceux-ci, on a naturellement beaucoup parlé dans notre pays de l’affaire « Copiepresse c. Google », qui s’est récemment conclue, du moins en droit6 . Mais la presse belge, réunie sous la bannière Copiepresse, parviendra-t-elle à transformer sa victoire juridique en un succès économique ? On peut en douter, comme l’auteur, qui parle d’un « match nul ». Il semble pourtant souhaitable de trouver un partage équitable des revenus publicitaires entre les producteurs et les agrégateurs d’information, sans freiner l’innovation du point de vue des modes d’accès à l’information en ligne.
Dans le reste du chapitre, l’auteur aborde un certain nombre d’enjeux du financement de la presse à l’ère d’Internet. Dès lors que les moyens techniques de diffusion de l’information sont largement accessibles, la presse traditionnelle fait face à une concurrence inédite. Concurrence des agrégateurs d’actualité, comme Google News, des sites de presse en ligne parfois parasitaires, sans oublier les blogs et autres médias citoyens. Comme les producteurs de contenus culturels, les groupes de presse traditionnelle sont contraints à choisir entre la stratégie consistant à utiliser le droit pour préserver leur modèle économique (comme dans l’affaire TheFly sur la doctrine des « hot news »7), et celle visant à expérimenter de nouveaux modèles.
4. Avec le chapitre sur les services d’hébergement vidéo, l’ouvrage aborde l’importante problématique de la responsabilité des intermédiaires sur Internet. L’évolution du réseau mondial l’a considérablement éloigné de l’idéal de décentralisation des origines, pour passer à un réseau de plus en plus concentré8. Certains prestataires de services sont devenus des intermédiaires incontournables dans la circulation de l’information, au point de pouvoir être qualifiés de portiers de l’Internet (ou « gatekeepers »)9. C’est le cas notamment dans le domaine des fournisseurs d’accès, des moteurs de recherche ou des services d’hébergement vidéo comme Youtube, racheté en 2006 par Google. La régulation de ces services en ligne est assez nuancée, le législateur européen prévoyant une exemption de responsabilité pour les informations qu’ils transmettent ou hébergent, soumise à différentes conditions, par exemple l’obligation de retirer les contenus illicites sur simple demande10.
La tentation est toujours forte pour les ayants droit de chercher à augmenter le fardeau pesant sur les portiers de l’Internet, ceux-ci constituant d’efficaces leviers pour lutter contre les atteintes aux droits. C’est tout l’enjeu de l’affaire Viacom v. Youtube, qui a pour l’instant conduit à rejeter l’interprétation maximaliste de la responsabilité des intermédiaires, dans une décision en première instance. En France, la qualification d’éditeur est souvent invoquée pour tenter de faire perdre à un service en ligne le bénéfice de l’exonération de responsabilité. En Belgique, l’affaire SABAM c. Scarlet avait pour enjeu la demande visant à imposer à un fournisseur d’accès une obligation de filtrage général et a priori afin de prévenir les atteintes au droit d’auteur sur son réseau. Le récent arrêt sur question préjudicielle de la Cour européenne de justice a toutefois mis un frein aux ambitions de la SABAM, en jugeant11 que le droit européen s’y opposait en ce qu’il prévoit l’interdiction d’imposer une obligation générale de surveillance12, et garantit la liberté d’entreprise13, le droit à la protection des données personnelles et la 14. Cette décision vient d’ailleurs d’être confirmée par la Cour par un arrêt dans l’affaire Netlog, opposant cette fois la Sabam à un service d’hébergement15. On remarquera que la Sabam contribue, bien malgré elle, à la mise en place de balises protégeant la neutralité du réseau.
Le rôle stratégique des intermédiaires techniques dans l’environnement numérique impose une certaine prudence dans la régulation de ce secteur. Non seulement, comme le dit Alain Strowel, pour assurer une certaine sécurité juridique et préserver la croissance de l’économie numérique en n’imposant pas d’obligations trop coûteuses à ces prestataires. Mais aussi, de manière plus cruciale encore, afin de protéger le réseau contre ses portiers. Les capacités de contrôle et de surveillance de certains acteurs sont telles qu’il convient de s’assurer à tout le moins que ceux-ci ne sont pas incités à y recourir de manière extensive. Si l’on veut assurer une réalisation concrète sur Internet de la liberté d’expression, voire de la liberté tout court, il faut éviter que les portiers du réseau n’en deviennent les censeurs.
5. La section suivante, consacrée à l’examen d’un certain nombre de litiges autour du moteur de recherche Google Images, est l’occasion pour Alain Strowel de discuter des questions juridiques posées par les hyperliens vers des œuvres photographiques. Il rappelle ainsi que la technique de l’hyperlien s’est vue reconnaître dans sa dimension expressive par la Cour Suprême des États-Unis, et est donc protégée en tant qu’elle relève de la liberté d’expression. Il est vrai que ceux-ci sont devenus des éléments essentiels à la communication sur le réseau. Toutefois, les liens vers des images sont un cas particulier, comme on peut le voir notamment dans l’affaire Perfect 10 v. Google. En effet, l’utilisation sur une page web de « liens profonds » vers des images externes donnent l’impression que celles-ci font partie de la page consultée. Il n’y a toutefois pas là d’acte de reproduction au sens du droit d’auteur. Il en va autrement de l’affichage de vignettes (en anglais « thumbnails ») d’images provenant d’autres sites : il s’agit ici d’une reproduction, mais le juge estime qu’il s’agit d’un usage loyal (« fair use »), autorisé en droit américain. La question est plus délicate avec l’affaire Thumbnails bei Google, le droit allemand ne connaissant pas une telle exception (à l’instar des autres droits nationaux européens). Mais comme il serait ennuyeux de devoir interdire une pratique aussi répandue que celle des thumbnails, le juge allemand semble botter en touche en rejetant la demande pour abus de droit. Au final, Alain Strowel approuve cette jurisprudence, estimant que le droit d’auteur ne devrait pas servir à freiner le développement d’outils de recherche comme Google Images, sous réserve que certaines précautions soient prises. Une question demeure toutefois : sur quelle base fonder une telle solution de bon sens dans nos régimes de droit d’auteur européens ne connaissant qu’un régime d’exceptions très limité ?
6. Dans le chapitre sur les ventes d’AdWords, Alain Strowel décrit le fonctionnement des principales sources de revenus de Google : la vente de mots-clés à finalité publicitaire AdWords et la régie publicitaire proposant des annonces contextuelles AdSense. Cet exposé est complété, plus loin dans l’ouvrage, par une explication très didactique de l’alchimie qui détermine l’affichage et le coût des annonces publicitaires sur Google. La principale question juridique concerne la vente de noms de marques comme mots-clés Adwords. Ceux-ci peuvent en effet être réservés par des concurrents, pour déclencher l’affichage de publicités pour leurs propres produits (comme dans l’affaire Louis Vuitton c. Google, commentée dans le livre). Tout est ici question d’arbitrage à faire entre la libre concurrence (la pratique s’assimilant à une publicité comparative), la protection des marques dans l’intérêt des ayants droit, et la garantie d’une information fiable pour les consommateurs.
7. Comme le note l’auteur, la recherche Internet financée par la publicité est un exemple de « marché biface », entretenant deux types de clientèle : les utilisateurs et les annonceurs16. Ainsi, pour chaque recherche sur Google, les résultats censément objectifs côtoient des annonces promotionnelles en lien avec le sujet recherché.
Contrairement à l’auteur, il ne nous semble toutefois pas que le risque de confusion entre information et publicité soit par nature plus grand dans un tel modèle que dans le cas de la presse écrite ou de la télévision : ces médias aussi peuvent être tentés d’entretenir un certain flou en la matière, en recourant à des formules hybrides du type « publi-reportage », ou en pratiquant du placement de produit dans des émissions de télévision17. Cependant, la nécessité d’éviter toute confusion de ce genre présente bien sûr une acuité particulière lorsqu’il s’agit de l’acteur dominant du marché de la recherche Internet, principal portail d’accès à l’information sur le réseau.
C’est également pour cette raison que l’objectivité des résultats de recherche est une problématique essentielle. Alain Strowel considère ainsi l’algorithme « Pagerank » utilisé par Google, et les problèmes liés à son opacité. Si l’on connaît les grandes lignes de son fonctionnement, les responsables de Google affirment en effet que le secret quant à la formule exacte est le seul moyen de lutter contre les tricheries visant à augmenter la visibilité d’un site web dans les résultats de recherche. Mais rien ne permet alors de garantir que Google lui-même ne manipule pas les résultats de recherche à son profit. C’est l’argument au centre de l’affaire Foundem c. Google, où ce dernier est accusé de favoriser ses propres services par rapport à l’offre concurrente au sein des résultats de recherche. La Commission européenne a entamé une enquête sur ces accusations18, et le régulateur américain des télécoms (la FTC) pourrait également lancer une procédure similaire19. La récente intégration privilégiée des informations issues du réseau social Google Plus dans les résultats de recherche de Google n’est sans doute pas de nature à apaiser ces craintes, bien au contraire20. Par ailleurs, dans le domaine de la publicité, Google est également critiqué pour ses pratiques opaques et suspecté d’abuser de sa position dominante avec le service Adwords, ce qui lui a valu un avis très négatif de l’Autorité française de la concurrence dans l’affaire Navx21. Pour Alain Strowel, la question se pose de savoir « si la transparence suffit pour assurer une régulation adéquate » dans ce domaine. Une solution serait selon lui d’imposer une supervision de l’algorithme de recherche par une autorité publique22. Notons toutefois que l’idée d’une neutralité de la recherche Internet est controversée, certains doutant de la possibilité même d’un tel objectif23.
8. Le service Google Street View, qui permet de visionner des photos panoramiques de nombreuses villes dans le monde, est l’objet de nombreuses critiques sur des questions de vie privée, en particulier en Allemagne. Contrastant avec cette vague d’indignation, Alain Strowel soutient une position nuancée : en dehors de certains cas anecdotiques, Google View ne présente pas de problème particulier du point de vue de la protection de la vie privée, dès lors que les représentations d’individus ou les plaques d’immatriculation sont floutées. Il rappelle ainsi, dans une leçon de bon sens juridique, que les simples images de maisons ne sont pas des données à caractère personnel, puisqu’il ne s’agit pas d’informations concernant des personnes physiques identifiables24. Par ailleurs, il paraît difficile d’invoquer le droit à la vie privée s’agissant d’images prises dans un lieu public. Ainsi, le spectre de Big Brother est parfois agité « à mauvais escient », malgré les inquiétudes tout à fait fondées que le comportement de Google est susceptible de susciter par ailleurs.
C’est le cas de l’interception des données Wi-Fi par les voitures utilisées par Google pour alimenter le stock de photos de Street View. Celles-ci auraient collecté sur des réseaux Wi-Fi non-sécurisés près de 600 gigabits de données, comprenant des mots de passe, des informations bancaires, ainsi que la localisation des différents points d’accès sans-fil rencontrés. Si les responsables de Google ont d’abord plaidé l’erreur, puis blâmé l’action individuelle d’un employé zélé, la compagnie assure qu’elle a adopté des procédures prévenant ce type de dérapages à l’avenir. Cela n’a toutefois pas suffi à apaiser l’autorité française en matière de vie privée, la CNIL, qui a infligé au géant américain une amende de 100 000€. La CNIL motive sa décision par le manque de collaboration de la compagnie américaine, et par le fait qu’elle a poursuivi sa collecte déloyale de données de géo-localisation des points d’accès sans fil, à l’insu des utilisateurs de l’application Google Lattitude sur smartphone25. En Belgique, Google a accepté de payer les 150 000 € prévus par le règlement à l’amiable proposé par le Parquet26.
Cette affaire renvoie à la problématique générale de la masse considérable d’informations dont Google dispose sur ses utilisateurs. La collecte de ces informations passe par le moteur de recherche lui-même, par les services en ligne tel Gmail, mais aussi, d’une façon moins connue, grâce aux ‘cookies’ (informations persistantes stockées chez l’utilisateur) installés par les pages présentant des publicités fournies par Google Adwords. Autrement dit, même lorsque l’on se croit sorti de la galaxie des services de Google, celui-ci peut encore nous tracer grâce à l’ubiquité de sa régie publicitaire. Ces informations permettent à Google de pratiquer de la publicité comportementale, ciblée en fonction du profil de chaque internaute, mais aussi de vendre ces informations à des tiers, comme des annonceurs27. Malgré les déclarations de bonne volonté de Google et de ses concurrents, notamment sur la limitation de la durée de stockage de ces données, il est extrêmement difficile de contrôler l’usage qui en est réellement fait de ces informations.
Par ailleurs, comme le note Alain Strowel, la question de la protection de la vie privée sur le réseau est complexifiée par le comportement des internautes eux-mêmes, qui n’hésitent pas à livrer spontanément des informations personnelles parfois assez sensibles, en publiant leurs photos sur Facebook, ou en communiquant leur localisation géographique sur Foursquare. En prolongement de cette observation, on pourrait se demander si une politique efficace de protection de la vie privée ne devrait pas également protéger les utilisateurs contre eux-mêmes, en les mettant en garde contre une attitude trop nonchalante face à leurs données personnelles (et celles des autres)28.
9. Sans qu’il s’agisse véritablement d’une critique, tant l’ouvrage commenté ne prétend nullement à l’exhaustivité, il aurait sans doute été intéressant d’articuler le propos du livre avec le champ du droit des brevets. Cela aurait permis de toucher à thématique brûlante, qui aurait pu trouver sa place dans une section intitulée « Quand le droit défie (ou défait) Google » : il s’agit de la fameuse guerre des brevets qui fait rage dans le domaine des appareils mobiles comme les smartphones et tablettes. Depuis 2007, Google développe pour ces appareils un système d’exploitation open source baptisé « Android », dont le succès n’a fait que croître à ce jour. Toutefois, ces derniers mois, les citations en justice pour violation de brevets se multiplient à l’encontre de Google et les fabricants d’appareils sous Android29. En guise de rétorsion, ceux-ci cherchent à leur tour à intenter des actions judiciaires contre leurs poursuivants, principalement Apple et Microsoft. Dès lors, chaque camp aligne les mouvements stratégiques.
Incapable de faire face au consortium formé par ses concurrents pour racheter le portefeuille de 6000 brevets de Nortel Networks30, Google a finalement décidé, à la surprise générale, de racheter Motorola Mobility, probablement dans le but de bénéficier des 17 000 brevets détenus par la firme japonaise, à titre défensif31. Pris entre plusieurs feux, Google affirme être l’objet d’une campagne hostile orchestrée par ses concurrents32. Il est sans doute un peu tôt pour tirer des conclusions de cette explosion de litiges. On peut tout de même se demander si le régime actuel du droit des brevets n’offre pas trop d’opportunités pour des pratiques anti-concurrentielles qui ne servent pas à soutenir l’innovation. (voir l’article de Paul Belleflamme sur ce sujet)
10. Pour en venir à un commentaire plus général, il est intéressant de constater que l’ouvrage présente également une dimension normative. Le livre d’Alain Strowel est animé, selon son sous-titre, par le souci de promouvoir « un Internet transparent et de qualité ». Le propos de l’auteur est assez bien articulé autour de cet objectif normatif, même si le concept de transparence présente des acceptions assez diverses. Mais il paraît en effet important de mettre en garde contre les « filtres », et de minimiser les possibilités de manipulation de l’information par ce qui deviendrait un « éditeur en chef » du web33. Toutefois, nous insisterions sur le fait que cette prudence doit valoir non seulement à l’égard de Google, mais de tout acteur en position d’exercer un rôle de portier du réseau.
Pour notre part, si nous devions émettre une réserve quant à cette optique, ce serait seulement pour une question de priorité. À l’objectif d’un Internet transparent et de qualité, nous privilégierions plutôt l’objectif d’ouverture de l’environnement numérique, qui vise à assurer à un certain niveau la liberté d’utilisation, de circulation, et de modification de l’information sur le réseau. Si nous sommes convaincus que l’ouverture du réseau est primordiale, c’est parce que c’est elle qui est à l’origine de l’immense potentiel de changement social d’Internet en termes d’autonomie individuelle, de liberté d’expression et de participation politique34. De plus, nous soutenons que l’objectif d’ouverture permet également de répondre aux préoccupations de transparence et de qualité.
En effet, dans la mesure où l’ouverture requiert la disponibilité du code source, elle implique nécessairement une certaine transparence. Dans un environnement ouvert, il est possible d’étudier le fonctionnement des logiciels et services en ligne, au lieu d’être confrontés à une boîte noire. Ainsi, en matière de vie privée, l’ouverture du code source permet de contrôler l’usage qui est fait des données personnelles, sans devoir se fier aux déclarations d’intentions des prestataires de service35. Dans le cas du vote électronique, des machines de vote basées sur un logiciel open source (comme c’est le cas aux Pays-Bas36) permettraient à n’importe quel observateur qualifié de vérifier l’intégrité du processus électoral37. Même dans le domaine de la recherche internet, l’ouverture pourrait être une voie à explorer pour garantir la transparence des résultats38, pour autant qu’une telle solution permette aussi bien de lutter contre les tentatives de tricherie que des solutions ‘fermées’ comme Google Search, dont l’algorithme est confidentiel39. Mais la confidentialité du code n’est pas toujours la meilleure option : en matière de sécurité par exemple, certains experts plaident en faveur de l’ouverture du code pour faire face aux risques d’utilisation malveillante des logiciels ou service40.
Sur question de la qualité, enfin, nous nous contenterons de dire qu’un certain nombre d’indices laissent penser qu’un environnement numérique ouvert peut bel et bien aller de pair avec une offre d’information de qualité. Premièrement, la production collaborative ouverte a prouvé, avec des réalisations comme Linux ou Wikipedia41, qu’elle était parfaitement capable de concurrencer l’offre existante dans le domaine. Deuxièmement, ces formes de production non-marchande présentent la possibilité de s’affranchir des filtres du marché, et particulièrement de la publicité, ce qui permet d’assurer une plus grande diversité d’information disponible42. Troisièmement, il est devenu possible de mettre à profit l’intelligence collective des utilisateurs pour développer de nouvelles formes d’accréditation et de filtrage de l’information pertinente et de qualité, qui ne soient pas forcément soumis au contrôle d’un acteur commercial comme Google43.
11. Une autre thèse centrale du livre, également présente en couverture, est l’idée que « le gratuit a un prix ». En effet, l’auteur montre de manière convaincante que la gratuité des services Google n’est possible que parce que les utilisateurs livrent des données personnelles à la firme, qui en fait une utilisation commerciale. Autrement dit, les utilisateurs ne paient pas en argent, mais en unités de vie privée. D’autres modèles commerciaux fonctionnent sur ce principe, comme ceux financés par la publicité, où les utilisateurs paient en temps d’attention, ou en « temps de cerveau disponible »44. Mais il ne faudrait pas oublier qu’il existe également, dans la sphère des échanges hors-marché et de la production collaborative (peer production), des modèles économiques qui ne se laissent pas appréhendés par cette logique de « coût caché » des modèles économiques marchands. Il se peut que les contributions soient fournies selon une logique du don/contre-don, ou alimentées par l’émulation collective, et que les coûts techniques soient financés par le mécénat. Dans ce dernier cas, les coûts sont tout sauf cachés, comme en attestent les campagnes d’appels aux dons sur des sites comme Wikipédia. Il ne s’agit pas de dire que ces modèles sont forcément universalisables, mais qu’il importe d’assurer une place à ces alternatives, à côté des modèles commerciaux.
12. En guise de conclusion, on ne saurait que recommander la lecture de cet ouvrage dense mais concis, technique mais accessible. En plus de toucher à bon nombre de questions de fond, le propos de l’auteur est très pédagogique, tant au niveau du droit (conditions du « fair use », responsabilité des intermédiaires, etc.) qu’au niveau des notions informatiques (« cookies », « hyperliens », etc). L’approche inter-disciplinaire adoptée par ce petit livre, éclairant les problématiques juridiques par des développements plus économiques, est particulièrement appropriée à un sujet dont les enjeux pourraient difficilement être confinés à un examen purement positiviste.
Internet s’est imposé dans nos vies comme le principal outil de travail et de communication, et pourtant les problématiques spécifiques à l’économie numérique, ainsi que son cadre juridique, sont encore assez méconnus. Le livre d’Alain Strowel parvient habilement à combler cette lacune en permettant à un large public de se mettre à jour sur l’état du droit des nouvelles technologies.
Maxime Lambrecht
Chercheur en droit à la Chaire Hoover (UCL)
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1 Alain Strowel, Quand Google défie le droit – Plaidoyer pour un Internet transparent et de qualité, Bruxelles, Larcier, 2011.
2 Chercheur en droit à la Chaire Hoover (Université Catholique de Louvain).
Cette recherche s’inscrit dans le cadre du projet Social Responsibility in Economic Life, financé par la Fondation Emile Bernheim et mené à l’UCL (www.uclouvain.be/329335.html).
3 Author’s Guild v. Google Inc., Southern District Court of New York, n° 05-CV-8136 (DC), décision du 22 mars 2011, http://www.nysd.uscourts.gov/cases/show.php?db=special&id=115
4 On pourrait traduire cette expression par “régulation privée”. Cf. à ce sujet N. Elkin-Koren, « Copyrights in cyberspace – rights without laws? », Chicaco-Kent Law Review, vol. 73, p. 1155 ; S. Dusollier, « Sharing Access to Intellectual Property Through Private Ordering », Chicago-Kent Law Review, vol. 82:3, p. 1391. Neil W. Netanel, « Cyberspace Self-Governance: A Skeptical View from Liberal Democratic Theory », California Law Review, 2000, vol. 88, p. 395; M. Birnhack et N. Elkin-Koren, « The Invisible Handshake: The Reemergence of the State in the Digital Environment », Virginia Journal of Law and Technology, vol. 8, n°2, 2003 ; Y. Benkler, « An Unhurried View of Private Ordering in Information Transactions », Vanderbilt Law Review, vol. 53, 2000, p. 2063
5 Le « Memorandum of Understanding » entre la RIAA, MPAA et Verizon, AT&T et al. est disponible à l’adresse suivante : http://beckermanlegal.com/pdf/?file=/Lawyer_Copyright_Internet_Law/RIAA_MPAA_ISP_Deal.pdf
6 Civ Bruxelles (prés.), 13 février 2007, A&M, 1-2/2007, p. 107 et R.D.T.I. n°28/2007, p.221.
7 A. Strowel, op. cit., 2011, p. 78.
8 Y. Benkler, The Wealth of Networks, 2006, Yale University Press, p. 214.
9 J. Zittrain, « A History of Online Gatekeeping », Harvard Journal of Law & Technology, vol. 19, n°2, 2006, p. 253.
10 Art. 12, 13 et 14 de la directive 2000/31/CE. C’est l’équivalent du système américain du « notice and take-down », ou « notification et retrait », prévu par l’article 512 du Copyright Act.
11 Cour de justice de l’Union européenne, arrêt sur question préjudicielle du 24 novembre 2011, affaire Sabam c. Scarlet Extended SA. (C-70/10).
12 Art. 15 de la Directive 2000/31/CE.
13 Art. 16 de la Charte européenne des droits fondamentaux
14 Art. 8 et 11 de la Charte européenne des droits fondamentaux
15 C.J.U.E., arrêt sur question préjudicielle du 16 février 2012, affaire Sabam c. Netlog n.v. (C-360/10).
16 A. Strowel, op. cit., p. 166.
17 Ainsi, en Belgique francophone, le législateur a fait usage des possibilités d’exception ouvertes aux États-membres par la directive 2007/65/CE, art. 3 octies, pour autoriser le placement de produits dans les œuvres de fiction cinématographique et télévisuelle, dans les programmes sportifs et dans les programmes de divertissement, sous certaines conditions (art. 21 du décret du 24 juillet 2009 sur les services de médias audiovisuels).
18 Cf. http://www.reuters.com/article/2011/09/16/us-eu-google-idUSTRE78F14K20110916
19 Voyez notamment : http://arstechnica.com/tech-policy/news/2011/09/google-rigs-its-results-say-critics-at-senate-antitrust-hearing.ars ; http://techland.time.com/2011/12/21/senators-ask-ftc-to-investigate-google-just-two-months-after-last-investigation/
20 Search Engine Land, « Search Engines Should Be Like Santa From “Miracle On 34th Street” », http://searchengineland.com/search-engines-should-be-like-santa-107400
21 Autorité française de la concurrence, Avis n°10-A-29 du 14 décembre 2010 sur le fonctionnement concurrentiel de la publicité en ligne, http://www.autoritedelaconcurrence.fr/pdf/avis/10a29.pdf
22 A. Strowel, op. cit., p. 171 et p. 227.
23 J. Grimmelmann, « Some Skepticism About Search Neutrality », in B. Szoka & A. Marcus The Next Digital Decade:Essays on the Future of the Internet, Techfreedom, 2010, p. 453, disponible sur http://nextdigitaldecade.com/
24 A. Strowel, op. cit., p. 199 et suiv.
25 http://www.cnil.fr/la-cnil/actu-cnil/article/article/google-street-view-la-cnil-prononce-une-amende-de-100-000-euros/
26 De Standaard, 14 novembre 2011; De Standaard, 18 août 2011.
27 A. Strowel, op. cit., p. 215.
28 En effet, une particularité des réseaux sociaux du type Facebook etc., est leur capacité à inciter les utilisateurs à livrer des informations qui ne concernent pas seulement qu’eux mais aussi leurs amis. A ce sujet, et sur l’idée d’une éducation à la protection de ses données personnelles, voyez J Grimmelmann, « Saving Facebook », Iowa Law Review, vol. 94, 2009, p. 1137.
29 Si Oracle a lancé une procédure contre Google qui est toujours en cours, Apple a déjà remporté plusieurs batailles judiciaires contre des fabricants d’appareils Android comme Samsung ou HTC. Quant à Microsoft, certains estiment que ses revenus tirés de l’accord de transaction avec HTC sont supérieurs à ceux issus de la vente d’appareils embarquant son propre système, Windows Phone 7.
Cf. notamment : http://arstechnica.com/apple/news/2011/08/apples-worldwide-court-battles-against-samsung-where-they-stand-and-what-they-mean.ars ; http://arstechnica.com/apple/news/2011/12/victory-for-apple-us-trade-body-bans-infringing-htc-phones-starting-in-april.ars ; http://www.asymco.com/2011/05/27/microsoft-has-received-five-times-more-income-from-android-than-from-windows-phone/
30 http://www.guardian.co.uk/technology/2011/jul/02/google-pi-auction-bid
31 http://arstechnica.com/gadgets/news/2011/08/google-to-buy-motorola-in-effort-to-defend-itself-from-patent-bullies.ars
32 http://googleblog.blogspot.com/2011/08/when-patents-attack-android.html
33 A. Strowel, op. cit., p. 226.
34 Cf. Y. Benkler, op. cit., p. 133 à 355 ; J. Zittrain, The Future of the Internet – And How to Stop It, Yale University Press, 2008 ; J. Zittrain « The Generative Internet », Harvard Law Review, vol. 119, n°7, 2006, p. 1974
35 Ainsi, ce n’est qu’en ‘crackant’ la nouvelle carte RFID adoptée par les transports en commun bruxellois que des chercheurs de l’UCL ont pu vérifier qu’elle contenait bien des données d’identification à caractère personnel, contrairement aux affirmations du ministre des transports et de la STIB. Cf. http://archives.lesoir.be/mobib-la-carte-trop-curieuse_t-20090109-00L1RY.html
36 http://www.theregister.co.uk/2004/06/23/open_source_voting_software/
37 A l’appui d’une solution de ce genre, voyez l’argumentaire développé par l’Open Source Digital Voting Foundation (http://www.osdv.org/), ou l’Open Voting Consortium (http://www.openvotingconsortium.org/). Dans le même sens, le rapport de la commission chargée par le gouvernement anglais d’étudier les enjeux du vote électronique note que « In any case, the security of the system should not rely on maintaining the secrecy of its inner structure, since this may not be possible », The Independent commission on Alternative Voting Methods, « Elections in the 21st century: from paper ballot to e-voting », Londres, 2002, www.electoral-reform.org.uk/downloadfile.php?PublicationFile=39
38 C’était l’idée à l’origine du moteur de recherche Wikia Search : d’une part chaque utilisateur pouvait influer sur le classement et le contenu des résultats de recherche, et d’autre part l’algorithme ainsi que le code source du moteur de recherche étaient librement disponible. Toutefois, incapable de faire face à la domination de Google sur le marché de la recherche, le projet a été interrompu prématurément, sans qu’il ait été possible de vérifier si celui-ci aurait pu tenir ses promesses. Cf. http://arstechnica.com/old/content/2008/01/free-the-algorithm-wikia-launches-open-source-search-engine.ars ; http://news.cnet.com/8301-17939_109-10207896-2.html
39 Pour certains, une transparence complète de l’algorithme de recherche serait vouée à l’échec, à cause des risques de manipulation. Cf. J. Grimmelmann, 2010, op. cit. On remarquera toutefois que le même argument a jadis été opposé à l’ouverture de Wikipedia à tous les contributeurs, et qu’il apparaît aujourd’hui que l’encyclopédie collaborative est parvenue à s’auto-réguler pour préserver son intégrité.
40 Ils soutiennent notamment que la confidentialité du code n’empêchera pas un hacker malveillant d’identifier et d’exploiter les failles de sécurité par des techniques de reverse-engineering, alors qu’un programme open source pourra bénéficier de l’apport des utilisateurs pour alerter et prévenir ces abus. Cf. par exemple Cfr D. A. Wheeler,”Is Open Source Good for Security?”, in Secure Programming for Linux and Unix How-to, 2003, p. 9, http://www.dwheeler.com
41 J. Giles, « Special Report : Internet Encyclopedias Go Head to Head », Nature, 14 décembre 2005, http://www.nature.com/nature/journal/v438/n7070/full/438900a.html
42 Comme le note Benkler : « Information, knowledge, and culture can now be produced not only by many more people than could do so in the industrial information economy, but also by individuals and in subjects and styles that could not pass the filter of marketability in the mass-media environment », Y. Benkler, op. cit., p. 175.
43 Benkler cite notamment l’exemple classique de Slashdot, qui est une plateforme d’actualité technologique dont les publications sont entièrement gérées par les utilisateurs (proposition, publication, sélection, etc) Cf. Y. Benkler, op. cit., p. 75 et s.
44 Pour reprendre la fameuse expression de l’ancien dirigeant de la chaîne française TF1, Patrick Lelay, dans un livre d’entretiens : Les associés d’EIM, Les dirigeants face au changement, Paris, Éditions du huitième jour, 2004.