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Le déséquilibre entre le droit de la concurrence, qui prône un marché libre et une efficience économique qui maximiserait le surplus collectif, et le droit de la propriété intellectuelle qui confère un monopole au titulaire de DPI, tente d’être réglé en partie par l’application par la jurisprudence communautaire de la théorie des facilités essentielles à la propriété intellectuelle.
La théorie intervient comme une véritable limite aux abus d’entreprises qui se trouvent en position dominante sur un marché. Elle impose à une entreprise dominante qui détient une ressource rare, que ce soit des infrastructures ou des ressources immatérielles, d’autoriser l’accès à ces ressources à ses concurrents afin de leur permettre de commercialiser leurs propres produits ou services, moyennant rémunération. Les empêcher d’accéder à un marché en leur refusant l’accès à cette ressource constituerait un abus de position dominante d’après la jurisprudence.
En matière de propriété intellectuelle, lorsque certaines circonstances exceptionnelles sont démontrées, le refus de l’octroi d’une licence par une entreprise sous prétexte de l’exercice de ses DPI est considéré comme un abusif et l’entreprise tombe sous le coup de l’article 102 TFUE. Ces circonstances ont été définies par la jurisprudence de manière tâtonnante lors des arrêts Magill, IMS Health et Microsoft. Sans revenir sur l’ensemble des conditions qui ont déjà été relevées par l’auteur du post, on peut remarquer que la Cour de justice a relégué à l’arrière-plan la condition de « produit nouveau » qui avait été dégagée par l’arrêt Magill. Cet assouplissement du test des « circonstances exceptionnelles » a été critiqué par la doctrine (N. PETIT, J.D.E., janvier 2008, p.8) Car en l’espèce, cette condition n’est pas vraiment établie. Sun entendait que Microsoft divulgue les informations techniques nécessaires à l’interopérabilité de ses produits avec le système d’exploitation de Microsoft, mais n’a pas démontré l’intention de développer des applications nouvelles satisfaisant une demande potentielle des consommateurs (condition précisée dans l’arrêt IMS Health).
On peut en effet s’interroger sur les conséquences de cet assouplissement des conditions définissant « l’abus » et d’une application trop systématique de la théorie des facilités essentielles qui imposerait au titulaire de DPI de d’octroyer des licences obligatoires. Le risque est que cette théorie pourrait, comme le précise Martin Carlier, être utilisée à des fins stratégiques par des entreprises minoritaires pour se positionner sur un marché au détriment d’autres entreprises titulaires de propriété intellectuelle, et par la même aurait des conséquences néfastes sur l’incitation à l’innovation et sur les stratégies de R&D de ces entreprises. D’un point de vue juridique, on peut également relever l’incohérence de la décision qui ne s’inscrit pas dans la continuité des arrêts Magill et HIS Health et de ce que cela implique en terme de sécurité juridique.
Il faut cependant relever le contexte dans lequel s’inscrit la décision Microsoft, qui est considéré par certains comme une victoire politique. Il est utile de rappeler que Microsoft possédait et possède toujours actuellement plus de 90% de part de marché sur les systèmes d’exploitation. Il s’agit d’un monopole, ce qui n’est pas illicite en soi tant que Microsoft n’abuse pas de sa position. En l’occurrence la Cour a opéré un véritable glissement de l’appréciation de la notion d’abus, qui n’est plus constituée par la simple entrave à l’apparition de produits nouveaux développés par des concurrents, mais par un défaut d’interopérabilité excluant, voire risquant d’exclure des concurrents sur un marché dérivé. Il est difficile de nier le bien-fondé pour les consommateurs de l’emploi du motif technologique de l’ « interopérabilité » par la Cour, mais en omettant le critère du « produit nouveau » d’aucuns prétendent que la théorie des facilités essentielles pourrait être employée de manière trop excessive, in fine au détriment des consommateurs.
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Le renforcement et l’extension que la propriété intellectuelle a connu ces dernières années a abouti à une situation de surprotection des inventions et des créations, au point qu’il est justifié de se demander si aujourd’hui la propriété intellectuelle n’est pas d’avantage un frein, qu’un catalyseur à l’innovation.
Dans ce contexte général, la théorie des facilités essentielles fait transparaître la volonté des autorités de la concurrence de contenir un tant soit peu l’emballement débridé de la propriété intellectuelle et les abus qui peuvent en découler. Cette volonté dans le chef des autorités de la concurrence est louable et nécessaire. Toutefois, la question qu’il convient de se poser est de savoir si la théorie des facilités essentielles est bien la réponse la plus adéquate aux excès de la propriété intellectuelle. A cette question, je crois pouvoir répondre que la théorie des facilités est inadaptée à la propriété intellectuelle, et ce pour diverses raisons que j’aborde successivement.
Premièrement, si la doctrine des facilités essentielles est justifiée et acceptable dans son application originaire à des infrastructures matérielles qui relèvent par nature du secteur public (tels des port, aéroports, gare, etc.), on a en revanche beaucoup plus de mal à trouver un fondement qui puisse justifier de l’appliquer à des biens relavant de la propriété intellectuelle. En effet, il semble justifier, ou en tout cas concevable, d’appliquer la théorie des facilités essentielles à des infrastructures indispensable à l’activité économiques qui ont généralement fait l’objet d’un investissement public, l’idée étant que le pouvoir de marché que peut exercer en aval le détenteur de ressources ne résulte pas des efforts de ce détenteur, mais est dû à d’autre facteurs (libéralisation du secteur, investissement publics, etc.). En matière de propriété intellectuelle, en revanche cette justification ne peut valoir puisque la création du bien, et donc le pouvoir de marché que détient le détenteur de par la création de ce bien, est dû aux efforts et investissements privés de ce détenteur.
D’autre part, la théorie des facilités essentielles est de par sa logique même, inconciliable avec l’essence de la propriété intellectuelle : la théorie des facilités essentielles vise en effet à imposer la partage obligatoire et la contrat forcé, lorsqu’un des objectifs principaux du droit de la propriété intellectuelle est d’offrir l’exclusivité à son titulaire. La théorie des facilités essentielles porterait donc atteinte à l’attribut principal de la propriété intellectuelle, c’est-à-dire à l’exclusivité, puisque dans certaines circonstances le titulaire du droit de la propriété intellectuelle se verrait supprimer son droit d’interdire l’exploitation de son bien aux tiers. Avec l’interprétation large que la jurisprudence a donné à la théorie des facilités essentielles, on en viendrait désormais à considérer que le refus de licence est en soi un abus de position dominante. Or, cette approche est critiquable en ce qu’elle fait fi de l’équilibre posé par les arrêts Renaud et Volvo et selon lesquels le refus de licence n’est pas per se abusif et ne le devient que si et seulement si , il est accompagné de comportements caractéristiques d’un abus. Désormais, avec la théorie des facilités essentielles, il semble qu’il n’est plus nécessaire d’identifier des comportements supplémentaires pour qualifier le refus de licence comme abusif. In fine, le droit exclusif d’exploitation est donc réduit à une simple droit d’être rémunéré…
Une autre conséquence critiquable de l’application de la théorie des facilités essentielles à la propriété intellectuelle, est une diminution de l’incitation à créer, tant dans le chef de l’entreprise qui détient la facilité essentielle – puisque celle-ci sait désormais qu’elle risque d’être contrainte de partager les fruits de son investissements créatif – , que dans le chef des entreprises concurrentes – puisque désormais elle savent qu’il leur suffira de demander l’accès à la ressource pour en bénéficier.
A cela, s’ajoute encore le caractère par trop incertain et flou de conditions d’application de la théorie des facilités essentielles dont l’interprétation toujours plus large qui en est faite par la commission européenne et le tribunal première instance des communautés européennes fait craindre le pire en terme de prévisibilité et de sécurité juridique(ainsi, par exemple dans l’arrêt Microsoft, le TPI considère que le simple risque suffit à remplir la condition d’exclusion de concurrence et d’autre part, que l’apparition de nouvelles fonctions à un produit remplit la condition liée à l’apparition d’un nouveau produit).
Enfin, il convient encore de relever les nombreuses difficultés pratiques que soulève l’application de la théorie des facilités essentielles au droit de la propriété intellectuelle, et notamment celles relatives à la fixation du prix d’accès à la ressource. Ce prix doit en effet être d’un niveau tel qu’il permet au titulaire du droit de propriété d’amortir ses investissements, mais doit aussi tenir compte de la perte de recettes que ce détenteur subit de par l’accès aux tiers à sa ressource.
A la lumière de ces différentes considérations, la théorie des facilités essentielles semble bel et bien être un instrument inadéquat pour réglementer les dérives du droit de la propriété intellectuelle. Il n’en reste pas moins qu’il est nécessaire à l’heure actuelle de recadrer le droit de la propriété intellectuelle dans ses limites, sous peine pour lui de perdre toute crédibilité. Quelles solutions reste-t-il alors ?
Une première piste serait peut-être de corriger les dérives de la propriété intellectuelle en agissant non pas ex post via des instruments du droit de la concurrence, mais ex ante via des instruments provenant du droit de la propriété intellectuelle lui-même. On a en effet aujourd’hui un phénomène de régulation du droit de la propriété intellectuelle par le droit de la concurrence . Ainsi, ex ante, on est face à des législations nationales en matière de propriété intellectuelle qui s’ouvrent à des domaines où la notion de créativité est de plus en plus ténue, et des offices de brevets qui accordent des brevets à tous vents ; ex post, on trouve un droit de la concurrence qui essaye tant bien que mal de contenir çà et là les débordements du droit de la propriété intellectuelle, en ayant recours à ses propres instruments, instruments malheureusement pas toujours adaptés au droit de la propriété intellectuelle (on l’a démontré supra en ce qui concerne la théorie des facilités essentielles).
Faut-il continuer dans cette voie à deux vitesses ? Non : l’analyse économique de cette situation démontre nettement de nombreux inconvénients découlant d’une régulation du droit de la propriété intellectuelle par le droit de la concurrence. Parmi ceux-ci, citons notamment : l’insécurité juridique pour le créateur, la constitution de portefeuilles de brevets assassins, l’incompétence scientifique des autorités de la concurrence.
Dès lors, puisque la solution ne viendra pas du droit de la concurrence, force est d’admettre que c’est au droit de la propriété intellectuelle à trouver en son sein la solution à ses excès, cette solution dut-elle passer par une réforme globale du système du droit de la propriété intellectuelle… Ainsi, ne serait-il pas bon de ramener le droit de la propriété intellectuelle dans des limites raisonnables, notamment en repensant le système des offices des brevets de manière à ce que ceux-ci rendent des brevets de meilleures qualités ? Car, dans l’affaire Magill, point de départ de l’application de la théorie des facilités essentielles à la propriété intellectuelle, la bonne question à se poser n’est-elle pas de savoir comment une législation nationale peut-elle en arriver à protéger un contenu d’information brut dépourvu de tout originalité (pour rappel, un programme tv) ??
Source :
DANET D., Valeurs incorporelles et compétition économique, De Boeck Universités, Bruxelles, 1998.
LEVEQUE F. et MENIÈRE Y., Economie de la propriété intellectuelle, La découverte, Paris, 2003.
MARÉCHAL C., Concurrence et propriété intellectuelle, LITEC, Paris, 2009.
SIIRIAINEM F., « Droit d’auteur » contra « Droit de la concurrence » versus « droit de la régulation », De Boeck Université, Bruxelles, 2001, pp. 413 à 446.
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Il nous semble que la propriété intellectuelle et le droit à la concurrence ne sont pas fondamentalement contradictoires. Les deux institutions peuvent et doivent à notre sens parfaitement coexister car elles sont toutes deux fondamentales.
Nous pensons que le débat devrait s’axer autours des notions d’abus et de monopole.
Exerçons une simple analogie avec le droit de la propriété. L’article 544 du Code civil dispose que « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue pourvu que l’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». Ainsi, imaginons que le droit de la propriété intellectuelle est un terrain appartenant à X et que le droit de la concurrence est une servitude de jour sur ce terrain appartenant à Y.
A priori X pourrait jouir de manière absolue de son droit et ainsi édifier un mur devant les fenêtres de son voisin. Mais l’article 544 même introduit également des limites à ce droit. S’ensuit toute une notion de théorie de l’abus de droit que l’on peut comparer avec l’abus de position dominante.
Même si comparaison n’est pas raison, l’on peut aisément comprendre l’analogie. Propriété intellectuelle et concurrence ne sont absolument pas incompatibles à partir du moment où ne découle de la propriété intellectuelle aucun abus ni monopole. Il appartient donc au législateur européen et aux juges d’axer le débat sur ces notions d’abus et de monopole abusif et développer des outils qui permettront au cas par car de juger s’il y a effectivement un abus de droit ou un abus de position dominante, dès qu’il y a abus, le détenteur du droit n’est à notre sens plus dans son droit.
Il faudrait également développer des outils permettant d’éviter les recours vexatoires des firmes moins innovantes et appliquer à celles-ci également la notion d’abus de droit de la concurrence. La prohibition de l’abus doit en effet fonctionner dans les deux sens. Tout ce qui implique un droit, implique une possibilité d’abus, et l’abus doit être exclu pour permettre une coexistence effective.
Ensuite, et comme le dit justement Laurrine Pauly, la propriété intellectuelle est à elle seule une arme à double tranchant. L’on voit donc que l’antinomie préexiste à l’articulation entre la propriété intellectuelle et l’article 101. L’antinomie se trouve déjà dans le droit de la propriété intellectuelle et nous pensons que ce n’est pas à l’article 101 de corriger les défauts du système de la propriété intellectuelle. C’est ce derniers système qui doit être repensé afin d’éviter les abus. Tout comme l’article 544 lorsqu’il énonce en son propre sein une limite au droit qu’il prévoit.
Pour conclure, nous aimerions revenir au débat concernant l’effet anti innovant que pourrait engendrer la limitation du droit intellectuel au bénéfice de la concurrence. Peut-on réellement écarter l’idée qu’une concurrence effective et active puisse au contraire booster l’innovation ?
Plus il y a de concurrents, plus l’innovation sera importante car les acteurs devront se démener pour occuper une partie du marché. Les plus innovants seront donc gagnants. Au contraire, un monopole trop lourd découlant d’un droit à la propriété intellectuelle trop absolu pourrait avoir un effet anti innovant pervers dans le chef des firmes qui ne bénéficient pas de ce monopole et qui voient les portes de ces domaines monopolisés se fermer.
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Ci-après, nous tenterons d’intégrer un nouveau point de vue sur ce post. Pour ce faire, nous constaterons un certain détournement du droit d’auteur de sa finalité dans l’arrêt Magill. Dans cet arrêt, la protection par le droit d’auteur a, selon les faits, pour objet « une base de données dont l’élaboration a été guidée par des critères pour l’essentiel administratifs, donc incontournables (…) » . Un tel objet aurait donc pour conséquence d’entrainer la protection par le droit d’auteur d’informations considérées comme « brutes ».
Le moyen d’organisation d’informations brutes (in concreto, les grilles de programme), à l’évidence, difficilement qualifiable d’oeuvre originale ne serait, dès lors, par essence, pas susceptible d’appropriation . Regrettablement, la conséquence dramatique de la protection de ce moyen difficilement substituable risque d’être l’anéantissement de toute possibilité de marché dérivé.
C’est à cette occasion que le droit de la concurrence est efficace pour resituer un accès à ces informations. Comme dit précédemment, in casu, le droit d’auteur dépasse sa finalité. Il est logique que le droit de la concurrence intervienne pour limiter le principe d’exclusivité accordé. Le juge, dans le but de combler une lacune ayant vu le jour par une extension abusive d’octroi du droit d’auteur, va ordonner l’octroi d’une licence légale.
Dans cette hypothèse, nous pouvons remarquer que le droit de la concurrence n’est pas là pour limiter le droit exclusif, mais bien pour combler des lacunes d’un droit qui se devrait inexistant. La théorie des facilités essentielles pourrait alors être vue comme une arme contre un droit de la propriété intellectuelle qui se veut trop expansionniste.
Dans l’affaire Microsoft, la Commission a mis en avant que « (…) Microsoft ne démontre pas que les prétendues innovations que présentent les protocoles de communication en cause font l’objet d’un brevet. En outre, plusieurs éléments démontreraient que le refus de Microsoft n’était pas justifié par des considérations liées à la protection de ses brevets. À cet égard, elle relève, plus particulièrement, que ce n’est qu’à la fin de la procédure administrative, soit quelques semaines avant l’adoption de la décision attaquée, et sur son insistance que Microsoft a fait état d’un brevet (à savoir le brevet EP 0669020). »
La question ne se poserait-elle pas également dans l’arrêt Microsoft ? Dans son arrêt, le Tribunal va écarter la question de l’existence des protections privatives et décider de faire « “comme si” les informations concernées étaient bel et bien protégées » , décidant probablement que l’existence du droit intellectuel relève du ressort des États membres. Nous pouvons nous demander si le droit de la concurrence n’a pas du être, dans un tel contexte, utilisé par nécessité de pallier à une situation de « fausse existence » de droits exclusifs et privatifs. Droits portant sur des informations qui ne sont en réalité peut-être pas susceptibles d’appropriation.
Dans ces hypothèses plutôt que de voir la théorie des facilités essentielles comme « une arme instrumentalisée pour la stratégie d’entreprise » , nous pourrions la voir, parfois, comme une opportunité de limiter des abus d’octrois de droits intellectuels et des abus de « fausses appropriations » de ceux-ci par les requins du marché. La théorie des facilités essentielles serait, dans ce sens, une réelle force à l’innovation et un point d’honneur à la mise en place d’un marché efficient.
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ZOLYNSKI, C., « Cour de justice, 29 avril 2004, MS c/ NDC aff. C-418/01 – Propriété intellectuelle – abus de position dominante », R.A.E, 2003-2004, p. 469.
CARON, C., Abus de droit et droit d’auteur, Paris, Litec, 1998, n° 353.
TPI, 17 Septembre 2007, Microsoft Corp. c. Commission, T-201/0, § 278.
DUSOLLIER, S., « L’affaire Microsoft ou l’interopérabilité, nouvelle valeur du droit de la concurrence ? », R.D.T.I., 2008, p. 212.
CARLIER, M., L’utilisation du droit de la propriété intellectuelle comme outil de stratégie et l’abus de position dominante, post commenté.
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La propriété intellectuelle prend une place de plus en plus grande dans la vie économique. Elle devient un élément stratégique pour les entreprises qui leur permet de se positionner de façon favorable dans le jeu de la concurrence.
Initialement utilisé pour protéger ou encourager une création nouvelle, le droit de propriété intellectuelle est utilisé aujourd’hui à d’autres fins. Il devient un outil de concurrence et de valorisation financière pour les entreprises. On considère de plus en plus le brevet, le droit d’auteur, la marque comme ayant une valeur en soi et, lorsqu’on les acquiert, c’est comme éléments de notre patrimoine. Si on prend l’exemple du brevet : il y a une augmentation constante du nombre de demandes mais, pas plus d’innovations. C’est simplement en raison du fait que le brevet a acquis aujourd’hui d’autres fonctions. En plus de sa fonction de protection de l’innovation, il est utilisé aujourd’hui pour « occuper le terrain ». On parle de brevetage stratégique : bloquer les concurrents, les exclure d’une parcelle de connaissances. On s’éloigne dès lors fortement de la fonction classique du DPI.
J’aimerais à présent rebondir sur votre commentaire dans le cadre de l’affaire Magill et m’intéresser davantage au droit d’auteur. Dans le cas de Magill, il est vrai que le droit de la concurrence peut paraître pro-innovation et celui de la propriété intellectuelle anti-innovation. La propriété intellectuelle peut être qualifiée d’une arme à double tranchant : incitant à l’innovation par l’octroi d’un monopole, elle en empêche aussi l’accès. En effet, elle permet de bloquer l’accès à un produit alors que ce dernier est nécessaire à l’arrivée d’un nouveau produit sur le marché. Certes, il faut pour inciter à investir dans des créations nouvelles, octroyez un monopole. Mais ce monopole peut avoir comme effet d’empêcher les autres d’innover à leur tour. On tournerait alors en rond. Ayant besoin d’une information protégée, les inventeurs, les auteurs se trouvent freiner dans leur projets. Il convient de trouver un juste équilibre. Et, l’idée que le droit de la concurrence puisse corriger les défauts du système de propriété intellectuelle aide à réaliser cet équilibre entre : le besoin d’une exclusivité pour qu’il y ait une incitation à innover mais, pas trop d’exclusivité pour donner aux autres la possibilité d’innover et de créer de nouveaux produits favorables aux consommateurs… La seule possession d’un droit de propriété intellectuelle par une entreprise ne veut pas dire qu’elle dispose d’une position dominante sur un marché. De même, le fait pour une entreprise en position dominante d’exercer son droit de propriété intellectuelle ne signifie pas qu’elle en abuse. Toutefois, dans certains cas, le refus d’une licence ou l’autorisation d’accéder à l’information mais à des conditions trop restrictives, peuvent être considérés comme des abus de position dominante. Dans ce cas, les autorités de la concurrence interviennent pour corriger les excès du système de propriété intellectuelle. Ce qui est primordial étant donné les nouvelles fonctions du D.P.I.
Ainsi, la théorie des facilités essentielles part du principe suivant : quand l’accès à une ressource est essentiel pour opérer sur un marché dérivé, le propriétaire de cette ressource peut être contraint d’en ouvrir l’accès. Sur ce point, on perçoit bien comment le droit de la concurrence, en s’appuyant sur cette théorie, cherche à favoriser l’innovation et peut-être qualifié de pro-innovation. Dans le cas de Magill, l’application de cette théorie a permis à l’éditeur d’innover et de proposer un nouveau produit, en l’occurrence favorable aux consommateurs.
Toutefois, comme le souligne certains auteurs, la notion de « facilités essentielles » est relativement ambigüe et peut être potentiellement dangereuse pour les incitations à innover et à investir(1). Dans quelle mesure la théorie des facilités essentielles peut interdire à un titulaire d’user de son droit exclusif pour empêcher un concurrent de pénétrer sur le marché ?
Les économistes se méfient de cette théorie en raison de l’insécurité juridique qu’elle implique. En effet, elle peut avoir pour conséquence un caractère aléatoire du DPI et donc réduire les incitations à innover. Pour F. Marty et J. Pillot, même s’il est vrai que la théorie des facilités essentielles peut être considérée comme étant porteuse d’une relative insécurité juridique (faible intelligibilité de la règle et des critères utilisés et difficile prévisibilité des décisions), « ceci est à nuancer dès lors que l’on considère la cohérence qui se dégage progressivement des décisions, les efforts d’explicitation mis en œuvre par la Commission européenne et la relative prévisibilité de l’attitude des juridictions concurrentielles à tenter de se muer en régulateur de la concurrence »(2).
Selon moi, le droit de la concurrence est une belle opportunité pour corriger les défauts et abus d’un système de propriété intellectuelle qui se voit reconnaître de nouvelles fonctions. Toutefois, il faut veiller à encadrer l’application de la théorie des facilités essentielles en posant certaines balises. En effet, l’enjeu est important puisqu’on le rappelle le recours à cette théorie ouvre la possibilité de faire renoncer un titulaire d’un droit de propriété littéraire et artistique à l’avantage que lui procure ledit droit au bénéfice d’un concurrent direct sur un même marché d’exploitation.
Je me permets ici de reprendre une distinction séduisante d’un article que j’ai lu (3):
-l’application de la TFE est justifiée lorsqu’il s’agit de créations utilitaires qui, par nature, sont crées dans un but économique (éditions de logiciels (IMS), bases de données, données publiques).
-tandis qu’elle est plus douteuse lorsqu’il s’agit de créations artistiques. Il semble en effet difficile d’imaginer comment un peintre ou un romancier pourrait détenir une position dominante sur un marché ou à fortiori comment il pourrait en abuser. La jurisprudence MAGILL et IMS ne semblent donc pas pouvoir s’appliquer à l’ensemble des œuvres de l esprit.
Une telle distinction a alors deux conséquences : une segmentation assez forte entre les différentes catégories d’œuvre débouchant ainsi sur un droit d’auteur à deux vitesses suivant les types d’œuvres et, une diminution du champ d’exercice du droit exclusif ou une limitation de sa portée pour favoriser l’exploitation des œuvres au profit d’un accès plus large.
En outre, toujours dans la recherche de limitations à la TFE, je rejoins l’idée selon laquelle, les interventions du droit de la concurrence doivent se limiter à la démonstration de circonstances exceptionnelles. En effet, une systématisation de l’application de la théorie conduirait à dénaturer le droit exclusif au profit d’un simple droit à la rémunération. Il convient alors d’interpréter de manière stricte le caractère « indispensable » d’une structure.
Pour conclure, selon moi, l’ensemble du système ne doit pas être remis en cause comme le suggère François. Il faut juste fixer des limites à l’application des deux dispositifs : propriété intellectuelle et droit de la concurrence, en évitant un usage abusif de l’un et de l’autre.
Sources
(1) http://hp.gredeg.cnrs.fr/marty/spoc_mars2009.PDF
(2) F. Marty et J. Pillot, « Le recours à la théorie des facilités essentielles dans la pratique décisionnelle des juridictions concurrentielles : Ambiguïté du droit et régulation de la concurrence », Université de Paris, 2009, p.32.
(3)http://dea-dtcom.u-paris2.fr/Cours/Cours2006/varet/pla_2007_theorie_facilites_essentielles.pdf
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Comme répété à de nombreuses reprises, concilier les droits de propriété intellectuelle et de concurrence n’est pas une mince affaire ! Les deux droits favorisent, à leur manière, l’innovation mais peuvent, à l’occasion, s’exclurent l’un l’autre. Les différents législateurs et les différents tribunaux, ayant conscience d’un tel enjeu, ont accepté que les droits de propriété intellectuelle connaissent quelques exceptions en vertu du droit de la concurrence et vice versa. C’est ainsi que le droit de la concurrence reconnait les bienfaits de l’innovation ayant un impact bénéfique (et partagé) sur le consommateur. Le règlement (UE) n °1217/2010 de la Commission du 14 décembre 2010 relatif à l’application de l’article 101, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne à certaines catégories d’accords de recherche et de développement est encore un exemple du sérieux avec lequel la Commission examine les enjeux de propriété intellectuelle et les inclut dans ses considérations concurrentielles.
L’objet du post concerne la théorie des facilités essentielles. Celle-ci a été développée, dans un premier temps, en dehors du champ de la propriété intellectuelle, dans le cadre d’infrastructures telles des ports (voir l’affaire Sealink, Commission Européenne, 94/19/CE, 1993). L’avantage de telles structures est que les autorités peuvent facilement imposer une redevance équitable en échange de l’accès accordé. Une telle redevance est beaucoup plus délicate à établir dans le cadre de la propriété intellectuelle.
Martin Carlier fait état d’une asymétrie d’information existant entre, d’une part, les entreprises parties au litige (relatif à l’octroi ou non d’une licence dans le cadre de la propriété intellectuelle) et, d’autre part, les autorités, bien souvent sous-armées pour établir la nécessité ou non d’une licence, la probabilité d’innover sur le marché dérivé sans avoir accès à la ‘prétendue’ facilité essentielle. Il semble que le problème se situe réellement là ; au sein des outils que possèdent les autorités et tribunaux pour juger de l’indispensabilité de l’accès au droit de propriété intellectuelle. Comme dit ci-avant, elles ne sont pas non plus à-mêmes, une fois la licence accordée, de déterminer le montant de la redevance afin que les efforts d’innovation de l’entreprise titulaire du droit de propriété intellectuelle soit récompensés.
Car même si une entreprise titulaire d’un droit de propriété intellectuelle ne peut s’octroyer une position dominante sur le marché dérivé, elle se voit tout de même rémunérée. Elle ne perd donc pas toute incitation à l’innovation. La théorie des éléments essentiels, lorsqu’appliquée, ne fait pas passer l’entreprise de tout à rien, ne réduit pas à néant les incitants à l’innovation !
Contrairement à ce que l’économiste autrichien Joseph Schumpeter affirme, ce n’est pas le « pouvoir de marché et donc la situation de monopole qui favorise le plus l’innovation » (voir, à ce propos, le commentaire de Sebastian Riger-Brown). Une fois en situation de monopole, il n’est pas rare que l’entreprise se repose sur ses lauriers. Elle aura tendance, non pas à innover réellement sur le marché, de manière bénéfique pour le consommateur, mais à ne développer que certains aspects de son produit, sur le marché initial ou dérivé. Une fois la position dominante acquise, l’entreprise n’innove donc plus réellement (voir Apple). C’est pourquoi la concurrence est le meilleur incitant à une innovation de qualité se répercutant positivement sur le consommateur.
En outre, et c’est une piste que je laisse le soin à Martin Carlier d’explorer, peut-être faut-il différencier l’usage de la théorie des éléments essentiels selon le droit de propriété intellectuelle concerné. Les brevets ont une durée de vie limitée et, dans de nombreux secteurs, le temps de tester la nouvelle technologie, le brevet n’assure réellement qu’une protection de 10 années. Le droit d’auteur, quant à lui, pose un problème plus important étant donné sa durée. Or, c’est ce droit qui a été invoqué dans le cadre de Magill, IMS Health et également dans Microsoft (à coté du brevet). Le droit d’auteur confère donc un monopole d’une plus longue durée qu’un brevet, ce qui peut-être négatif du point de vue de l’innovation surtout dans le cadre de bases de données ou autres logiciels qui se développent, aujourd’hui, à une allure très rapide. Eventuellement, le législateur et les différents tribunaux devraient prendre en considération une telle différence de durée de la protection lorsque la théorie des éléments essentiels est invoquée.
Enfin, la théorie des éléments essentiels pourrait être (et l’est déjà actuellement, selon certains auteurs cités par Martin Carlier) utilisée à des fins non concurrentielles, permettant à des entreprises non rentables de se maintenir au top sans le ‘mériter’. C’est un risque à prendre. Nous sommes aujourd’hui dans un monde économique où la plupart des outils donnés aux entreprises sont malheureusement détournés dans le but de conférer à l’auteur d’un tel détournement, un avantage, au détriment du bien de tous. Cependant, il semble que la théorie des éléments essentiels, dans le champ de la propriété intellectuelle, ait bien plus de positif que de négatif à apporter, permettant l’accès à des entreprises non développées sur le marché initial, d’innover sur le marché dérivé, au bénéfice du consommateur.
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Vous introduisez la notion de durée de la protection comme un élément à prendre en compte. Vous distinguez (pour le brevet) la durée légale maximale (20 ans) et la durée réelle par exemple limitée à 10 ans parce que le produit n’est mis sur le marché qu’après des développements supplémentaire c’est le cas des médicaments). C’est une bonne idée mais il faut pousser le raisonnement plus loin. Dans l’affaire Maggil, il s’agissait de droit sur des programmes (horaires) de télévision. La valeur réelle de la protection n’est que de quelques jours. Le programme de TV de la semaine passée n’intéresse personne!.
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Plusieurs commentaires ont déjà été écrits sur cet article mais je vais tenter ici de présenter mon point de vue ainsi que de rebondir sur les avis m’ayant interpellés dans les précédents commentaires.
Tout d’abord, le droit de la propriété intellectuelle et le droit de la concurrence sont deux matières ayant en commun de vouloir inciter et stimuler l’innovation. C’est une très bonne chose dans notre société actuelle, l’homme ayant besoin de progresser sans cesse et ce dans les domaines les plus divers.
Cet article met bien en évidence la difficulté rencontrée par le droit qui est celle de faire correspondre la théorie à la pratique. En effet si ces deux règles fonctionnent bien séparément, il semble qu’unies, elles se transforment en un cocktail explosif. D’où l’importance de se raccrocher à la jurisprudence qui est venue se positionner sur le sujet, énonçant des conditions pour lesquelles le refus d’octroi d’une licence constitue ou pas un abus. La jurisprudence a évolué au cours des années pour arriver aujourd’hui à un assouplissement des conditions risquant d’entraîner une mauvaise utilisation par certains de « la théorie des facilités essentielles ».
Comme vient de l’exprimer dans le post précédent Lukas Vanhonnaeker, il semble que l’effet de chacun de ces deux droits quant à ses conséquences sur l’innovation soit difficile à prévoir et puisse changer du tout au tout en fonction de la situation en cause. Dans un cas comme celui de l’affaire Magill, il semble que le respect du DPI pousse à un effet anti-innovation tandis que le droit de concurrence aurait ici pour effet de promouvoir l’innovation. Cela rend compte une fois de plus de la difficulté de prévoir les effets du droit dans des situations concrètes.
François Delnooz se pose la question de savoir si ce n’est pas finalement le système entier qu’il faudrait remettre en cause. Il me semble que ce système a sa raison d’être et ayant évolué au cours des années, s’est adapté à la société dans laquelle nous vivons. Si ce dernier présente des inconvénients, il apporte aussi des solutions à des problèmes tel que celui des patent rolls, de la brevetabilité barrage, de brevetabilité à l’extrême, etc.
La technique de la licence obligatoire pourrait se rapprocher d’un équilibre « sain » entre droit de la propriété intellectuelle et droit de la concurrence. Bien qu’elle constituerait une limite au droit de la propriété intellectuelle, le fait d’introduire un système de licences obligatoires aurait pour effet de produire une incitation à innover, permettant à l’innovateur de rentabiliser ses investissements et finalement d’encourager la diffusion des connaissances au sein de la société.
A côté de cela, les licences légales comportent une grande difficulté qui est celle de fixer un « tarif d’accès à la facilité essentielle» qui soit raisonnable. On entend par raisonnable, un « tarif d’accès » qui permette le développement du processus concurrentiel ainsi que le maintien des incitations à innover pour le titulaire de la ressource essentielle.
Tout cela nécessite la présence d’un cadre théorique rigoureux. A défaut, une insécurité juridique pourrait s’installer et avoir un effet négatif sur l’incitation à innover en ce sens que les détenteurs de facilités essentielles ne seraient pas certains de pouvoir tirer profit de leurs efforts de productivité.
Finalement, on peut se demander si le problème ne vient pas plutôt du fait qu’aujourd’hui, nous avons à faire à une patrimonialisation des droits de propriété intellectuelle. En effet, l’octroi de droits relatifs à la propriété intellectuelle est plus largement ouvert aux créations dites utilitaires (par opposition aux œuvres de l’esprit, témoignant d’une certaine originalité), justifiant l’intervention du droit de la concurrence. Ce n’est peut être pas le système qu’il convient de remettre en cause mais bien les limites que nous nous fixons. Il convient de savoir jusqu’où nous sommes prêts à aller en vue de protéger la concurrence d’une part, et promouvoir l’innovation d’autre part. Tant que les droits de propriété intellectuelle seront accordés à toute création utilitaire, il semble difficile de trouver un équilibre entre la protection et l’accessibilité de l’information.
Sources :
– MARTY (F.) et PILLOT (J.), « Politiques de concurrence et droit de propriété intellectuelle : La théorie des facilités essentielles en débat », 2008, accessible sur http://www.gredeg.cnrs.fr/Colloques/rei/Documents/marty_pillot.pdf
– STERIN (V.), « Concurrence et propriété intellectuelle : une coexistence essentielle mais pas si facile », accessible sur http://www.invention-europe.com/Article659.htm
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Dans le commentaire précédent, plusieurs positions avaient été développées. Je vais ici me concentrer plus particulièrement sur la licence obligatoire et la licence légale, pour examiner ce qui différencie ces deux régimes ainsi que leurs avantages et inconvénients.
Premièrement, l’application de la théorie des facilités essentielles amène à l’octroi d’une licence obligatoire. Celle-ci constitue un système qu’on pourrait qualifier de mixte, permettant au titulaire de faire valoir ses droits de propriété intellectuelle, sans toutefois consacrer une protection illimitée de ces derniers (empêchant certaines personnes d’accéder à ses connaissances).
La licence obligatoire présente plusieurs avantages. Tout d’abord, elle est un système « mixte » qui n’est pas totalement contraignant, se situant entre la licence contractuelle et la licence légale. Cela permet au titulaire de bénéficier d’un espace de négociation.
Ensuite, un des objectifs principal du droit de la propriété intellectuelle est de protéger et d’inciter à l’innovation de manière à ce que le titulaire de droit puisse rentabiliser ses investissements (ex : investissements de recherche et développement).
Une telle protection ne peut être exclusive et illimitée, c’est pourquoi il convient de trouver un juste milieu entre l’étendue de la protection et sa durée. Le système de licence obligatoire présente l’avantage de maintenir une incitation à innover tout en permettant au titulaire du droit de rentabiliser les investissements effectués. Ce n’est que dans l’hypothèse où certaines conditions sont remplies que la licence devra être octroyée. C’est pourquoi, en vue de garantir l’efficience d’un tel système, il faut prévoir de conditions rigoureuses. Cela permettrait de trouver un équilibre entre droit de la concurrence et droit de la propriété intellectuelle.
Il est intéressant de noter que lorsqu’une licence obligatoire est délivrée, le titulaire du droit recevra tout de même une compensation financière.
A coté de cela, la licence obligatoire présente principalement un inconvénient ayant déjà été évoqué en partie ci-dessus. Cette dernière est contraire au principe même du droit de la propriété intellectuelle qui est d’octroyer un droit exclusif. En effet, une application trop systématique de la licence obligatoire risque de compromettre les incitations à innover. En permettant la délivrance de licences obligatoires, il y a un risque de démantèlement du droit de la propriété intellectuelle, c’est pourquoi il est nécessaire de prévoir des conditions très précises et rigoureuses.
Il me semble qu’une application trop large du système de licence obligatoire aboutirait à des conséquences néfastes pour la protection des droits de la propriété intellectuelle.
Dans un second temps, la licence légale (utilisée dans le cadre du prêt public, de la copie privée par exemple) est organisée selon un régime différent. Nous sommes ici dans une optique qui est celle d’une obligation de diffusion des connaissances dont une personne est titulaire. En contrepartie, le législateur s’engage à percevoir une certaine somme auprès des utilisateurs. L’ensemble des sommes récoltées étant reversé aux titulaires de droit, leur permettant de rentabiliser les investissements occasionnés, notamment par la recherche.
Ce système présente plusieurs avantages. Tout d’abord, il permet de répartir équitablement les droits octroyés aux titulaires sur l’exploitation de leurs œuvres. Ensuite, des études montrent que les tarifs pratiqués lors d’une licence légale s’avèrent être inférieurs aux tarifs pratiqués par les pays qui connaissent la licence contractuelle.
Toutefois, on relève tout de même certains inconvénients au système de licence légale. En effet, l’établissement d’un tel système amène de lourdes procédures de révision des redevances. Le montant des redevances devant être révisé régulièrement.
Ensuite, en permettant à chaque titulaire d’un droit d’être indemnisé, il semble ne pas être en total accord avec la réalité de la situation. En effet, il est impossible ou du moins très difficile de définir quels sont les auteurs qui sont copiés de ceux qui ne le sont pas, quelles sont les techniques utilisées et celle qui ne le sont pas.
Finalement, on est en présence de deux systèmes présentant tous deux des qualités mais également certains inconvénients. C’est pourquoi il est nécessaire des les aborder avec précaution et de prévoir pour chacun d’eux un système suffisamment rigoureux en vue de ne pas basculer dans une insécurité juridique.
Sources :
– DE BELLEFROID M., « Droit de la concurrence et propriété intellectuelle : histoire d’un mariage forcé entre deux logiques », consulté sur http://www.droitbelge.be/fiches_detail.asp?idcat=40&id=438
– MARTY (F.) et PILLOT (J.), « Politiques de concurrence et droit de propriété intellectuelle : La théorie des facilités essentielles en débat », 2008, accessible sur http://www.gredeg.cnrs.fr/Colloques/rei/Documents/marty_pillot.pdf
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Dans la pratique, on constate que l’efficacité du système de licence obligatoire a été fortement débattue, et évolué au fil des années. Tout d’abord par sa consécration dans l’accord ADPIC, ensuite par la déclaration de Doha et finalement par une décision du 30 aout 2003.
La licence obligatoire a été prévue par l’accord ADPIC, en son article 31. Cet article prévoit qu’une licence pourra être octroyée contre la volonté du titulaire de droit. Cela est néanmoins subordonné à plusieurs conditions. (ex : démontrer un refus d’octroi d’une licence volontaire).
Face à une telle demande de licence obligatoire, le titulaire va tenter de défendre son droit. En pratique on constate la plupart du temps qu’il n’existe aucun délai concernant la procédure, ce qui amène le titulaire du droit à tout faire pour retarder l’accord de licence. Dans le cas où une licence serait délivrée, un appel est possible et si ce dernier accorde toujours la licence, un pourvoi en cassation. De nouveau pour ces deux procédures, il n’y a généralement aucun délai fixé et le défendeur tentera autant que possible de faire trainer la procédure.
Tout cela aboutit finalement à une longue attente pour le demandeur, qui peut s’étaler sur plusieurs mois ou années de procédure, avant de se voir octroyer une décision définitive coulée en force de chose jugée.
La conséquence pratique est qu’après une telle attente, l’invention n’est plus la meilleure sur le marché. Si on prend l’exemple d’un médicament : après plusieurs mois ou années d’attente, un nouveau médicament sera apparu sur le marché et ce dernier sera très certainement meilleur. Le demandeur n’a alors plus d’intérêt à continuer sa procédure pour l’octroi d’une licence obligatoire concernant le médicament précédent et il faut recommencer.
Quand bien même on parviendrait à obtenir une licence obligatoire, il se peut que cette dernière requiert un savoir-faire qui n’est pas compris dans la licence. On fait ici appel à la bonne foi du titulaire du droit. A défaut, un recours sera toujours possible devant la juridiction compétente.
Par conséquent, on constate que la procédure de licence obligatoire ne fonctionne pas toujours en pratique. On peut néanmoins se dire qu’elle constitue une mesure ayant un effet dissuasif.
En 2001 est intervenue la déclaration de Doha, agissant en faveur des pays en voie de développement et plus particulièrement au niveau des médicaments de première nécessité. Elle apporte une modification au système, permettant d’accorder une licence obligatoire à une entreprise du pays concerné en vue d’approvisionner le marché intérieur. Cette déclaration est toutefois restée lettre morte. Si elle permet aux pays en voie de développement disposant d’entreprises pharmaceutiques de produire des médicaments, la plupart des pays en voie de développement ne disposent pas de l’industrie nécessaire et ne peuvent donc pas profiter de cette déclaration. Tout cela a abouti à une décision importante qui est celle du 30 aout 2003.
La décision du 30 aout 2003, va permettre à un pays en voie de développement de confier à une entreprise d’un pays tiers ou une entreprise nationale une licence obligatoire en vue de fabriquer un médicament, pour autant que l’entreprise de son pays possède une autorisation. Suite à cette décision, un règlement européen a été adopté (Règlement 816/2006), permettant aux entreprises européennes de répondre à la demande des pays en voie de développement.
Malgré une telle décision, on constate en pratique que ce système simplifié ne fonctionne pas très bien (il n’en existe qu’une seule application, concernant le Rwanda et le Canada).
Finalement, la licence obligatoire est fondée sur l’intérêt collectif. Son effectivité dépendra de nombreux facteurs qu’il convient de bien accorder. Ces facteurs peuvent être le secteur concerné, la durée de la procédure, la capacité et la volonté de transmission du savoir-faire ou encore l’importance du risque commercial encouru par le licencié. En l’occurrence, on constate que de nombreuses modifications sont intervenues pour adapter le système de licences obligatoires à diverses situations. Il faut par conséquent aborder ce système avec précaution, en portant attention à sa procédure et aux divers éléments pouvant influencer son application dans la pratique et donc également son efficacité.
Sources :
REMICHE B. et CASSIERS V., « Droit des brevets d’invention et du savoir-faire. Créer, protéger et partager les inventions au XXIe siècle », Bruxelles, Larcier, 2010, pp.69 – 73 et 380 – 402.
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L’interaction entre concurrence et droits de propriété intellectuelle est ambiguë. D’une part, pour qu’un marché fonctionne de façon efficiente, il est nécessaire qu’une certaine concurrence soit préservée. D’autre part, l’innovation est également un élément crucial de toute économie.
Cette relation tendue qu’entretiennent droit de la concurrence et incitation à l’innovation est d’autant plus complexe car l’innovation (encouragée par les droits de propriété intellectuelle) est elle-même considérée comme ayant un effet pro compétitif: elle permet d’inonder le marché avec une série de biens de substitution ; promouvant ainsi un climat concurrentiel.
La difficulté à laquelle doivent faire face les autorités concurrentielles est de trouver un juste milieu entre la promotion de l’innovation via les droits de propriété intellectuelle et la protection du caractère concurrentiel des marchés. Cette opération sera réalisée en limitant les effets des droits de propriété intellectuelle sur base de l’article 101 TFEU et de la théorie des facilités essentielles.
Comme l’illustre ce post, il semble que sur base de la jurisprudence européenne et au travers de l’assouplissement de l’application de la théorie des facilités essentielles, une arme efficace contre l’innovation soit mise à disposition des acteurs économiques.
Cependant, les autorités de la concurrence européenne ont également montrées (par voie réglementaire cette fois et non plus judiciaire), une certaine volonté d’inciter à l’innovation, parfois au détriment d’une application stricte de l’article 101 TFEU. En effet, les autorités de la concurrence européenne ont montré leur volonté d’encourager l’innovation en étant plus souple d’un point de vue concurrentiel vis-à-vis de certaines activités de recherche et développement (ainsi que concernant les « activités rémunérées de recherche », voy. règlement 1217/2010 de la Commission).
L’adoption du règlement 1217/2010 de la Commission relatif à l’application de l’article 101 paragraphe 3 TFEU contenant ce régime favorable aux opérations de recherche et développement, illustre la prise de conscience, par les autorités de la concurrence, de l’importance que représente l’innovation ainsi que ses aspects potentiellement pro compétitifs ; sans pour autant perdre de vue la nécessité de préserver un marché concurrentiel (voy. article 4 Règlement).
Une telle intervention réglementaire de la part des autorités européennes de la concurrence est intéressante et pourrait être interprétée comme un contrepoids à une interprétation jurisprudentielle extensive de la théorie des facilités essentielles.
Quoi qu’il en soit, l’interaction entre protection d’un marché concurrentiel et innovation est, comme illustré par la jurisprudence et par les interventions réglementaires des autorités de la concurrence, un débat encore largement ouvert au sujet duquel la difficulté à trouver une position intermédiaire protégeant autant la caractéristique concurrentielle des marchés que les incitations à l’innovation n’est certainement pas étrangère. De fait, comme l’ont illustré la récente modification du règlement concernant les exemptions pour les activités de recherche et développement (2010) et la reconnaissance d’effets potentiellement pro compétitifs de l’innovation, ce débat délicat – les intérêts en cause étant tous deux légitimes et importants, – est actuellement au cœur des préoccupation des autorités de la concurrence.
Sources:
– Règlement (UE) 1217/2010 du 14 décembre 2010 relatif à l’application de l’article 101, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne à certaines catégories d’accords de recherche et de développement, O.J. 2010, L335/36.
– Lignes directrices concernant l’application de l’article 81, paragraphe 3, du traité [Journal officiel no C 101 du 27.4.2004].
– HAGEDOORN (J.), CLOODT (D.) and VAN KRANENBURG (H.), “Intellectual property rights and the governance of international R&D partnerships”, 36 Journal of International Business Studies 175, 2005.
– P. BILLET, “Situating Cooperative R&D Joint Venture Between the Need to Innovate and Innovation-related Competition Rules”, 11 Eur. J. L. Reform 1, 2009.
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Vous écrivez
La difficulté à laquelle doivent faire face les autorités concurrentielles est de trouver un juste milieu entre la promotion de l’innovation via les droits de propriété intellectuelle et la protection du caractère concurrentiel des marchés. Cette opération sera réalisée en limitant les effets des droits de propriété intellectuelle sur base de l’article 101 TFEU et de la théorie des facilités essentielles
puis vous écrivez
Comme l’illustre ce post, il semble que sur base de la jurisprudence européenne et au travers de l’assouplissement de l’application de la théorie des facilités essentielles, une arme efficace contre l’innovation soit mise à disposition des acteurs économiques.
Est vraiment (toujours) comme cela que cela se passe? Est-ce que le débat se pose (toujours) dans les termes suivant : OU BIEN on donne raison au titulaire du DPI qui refuse d’octroyer une licence et on favorise l’innovation (au détriment de la concurrence) OU BIEN on donne raison à celui qui demande la licence et on favorise la concurrence au détriment de l’innovation ?
Est-ce que dans des cas comme l’affaire Magill, on ne peut pas se demander si concurrence et innovation n’était pas du même côté ?
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Droits de propriété intellectuelle et concurrence ne sont, selon moi, pas toujours en totale opposition, bien qu’étant décrits comme antinomiques. En effet, tant les droits de propriété intellectuelle que le droit de la concurrence visent à favoriser le progrès technique dans l’intérêt final des consommateurs.
Ainsi, via les droits de propriété intellectuelle, les entreprises innoveront davantage si elles ont la possibilité d’utiliser la protection conférée par ces droits. De la même façon, une entreprise sera également incitée à innover dans un contexte de vive concurrence.
Si l’on adopte ce point de vue moins conflictuel entre les deux sphères et que l’on prend en compte l’objectif commun des droits de propriété intellectuelle et du droit de la concurrence (à savoir la poursuite du bien collectif par l’incitation à innover, à obtenir un meilleur rapport qualité/prix…), nous observons ce qui suit. La vision selon laquelle les droits de propriété intellectuelle ne peuvent être favorisés qu’au détriment d’un marché concurrentiel, et, inversement, que la promotion d’un marché concurrentiel ne peut se faire qu’au détriment des droits de propriété intellectuelle, est selon moi réductrice et ne traduit pas la complexité de la relation qu’entretiennent droit de la concurrence et propriété intellectuelle.
Il me semble en effet que dans l’affaire Magill, la Cour transmet un signal allant dans le sens d’une compatibilité entre, d’une part, protection d’un marché concurrentiel et, d’autre part, protection de la propriété intellectuelle. Cela se traduit selon moi par le fait que la Cour insiste sur les circonstances exceptionnelles qui doivent entourer l’exercice du droit exclusif par son titulaire afin de constituer un comportement anticoncurrentiel (dans ce cas un abus de position dominante). Ainsi, et comme le précise la Cour, user des prérogatives qui découlent d’un droit de propriété intellectuelle, y compris le droit d’accorder ou, au contraire de refuser de concéder une licence, “alors même [que ce comportement] serait le fait d’une entreprise en position dominante, ne saurait constituer en lui-même un abus de celle-ci ».
Sources :
– CJCE, 6 avril 1995, Radio Telefis Eireann (RTE) et Independent Television Publications Ltd (ITP) c. Commission des Communautés européennes, C-241/91 P et C-241/91 P, §§ 49-52.
– OECD Policy Roundtables, “Competition Policy and Intellectual Property Rights”, 1997, accessible sur http://www.oecd.org/dataoecd/34/57/1920398.pdf.
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Ici vous adoptez une logique “conciliatrice” qui me semble tout à fait défendable.
Ce qu’on pourrait dire également c’est que parfois il y a bien opposition entre les deux droits mais celui qui promeut l’innovation n’est pas celui qu’on croit. Dans un cas comme celui de l’affaire Magill, ou plus largement de certains refus de licence, on peut penser que le respect du DPI serait plutôt anti-innovation et le droit de la concurrence pro-innovation.
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Certains reprochent à la Commission européenne, qui soutient l’application de la théorie des facilités essentielles, d’adopter une attitude trop court-termiste, vantant la vision américaine, inscrite, elle, sur le long terme. En effet, le critère décisif, quand se pose la question d’appliquer la théorie des facilités essentielles, serait l’efficacité à court et long terme : « l’opportunité d’accorder l’accès renvoie aux notions économiques d’efficacité statique et d’efficacité dynamique » (J. GOUBET, « L’application de la théorie des facilités essentielles en Europe et aux Etats-Unis d’Amérique », p. 24, disponible sur http://www.lepetitjuriste.fr/droit-compare/memoires/l-application-de-la-theorie-des-facilites-essentielles-en-europe-et-aux-etats-unis-jocelyn-goubet). Découragées de voir le résultat de leurs investissements ainsi offert aux nouveaux concurrents, les grandes entreprises risqueraient de se détourner de la R&D, ce qui in fine serait préjudiciable aux consommateurs (E. WERY, « Le droit de la concurrence et la propriété intellectuelle sont-ils incompatibles ? », http://www.droit-technologie.org/actuality-1144/le-droit-de-la-concurrence-et-la-propriete-intellectuelle-sont-ils-inc.html). Les opposants à la théorie des facilités essentielles prétendent donc qu’elle serait assez paradoxale en ce que, partant d’un souci de garantir la concurrence, elle en arriverait finalement à desservir celle-ci, répercutant ses effets sur les consommateurs.
Pourtant, cette théorie doit être remise dans son contexte. Elle me semble répondre adéquatement aux inquiétantes évolutions de la propriété intellectuelle, et spécialement du droit des brevets. On sait en effet combien les pratiques actuelles, particulièrement en matière de brevets, sont inquiétantes (brevets dits « de barrage », maquis de brevets et patent trolls). « La théorie des facilités essentielles est somme toute, sur le plan macro-économique, la conséquence inéluctable du renforcement permanent des droits intellectuels et économico-intellectuels (marque, brevet, droit sui generis du producteur d’une base de données, etc.) que l’on observe depuis deux décennies » (E. WERY, « Le droit de la concurrence et la propriété intellectuelle sont-ils incompatibles ? », http://www.droit-technologie.org/actuality-1144/le-droit-de-la-concurrence-et-la-propriete-intellectuelle-sont-ils-inc.html). Une application adéquate de cette théorie permettrait de sauver la propriété intellectuelle de la dérive que nombre d’auteurs redoutent. Il faut certes s’assurer de respecter l’équilibre entre la garantie de la concurrence sur le marché dérivé et un retour sur investissement pour le titulaire de la facilité. Mais la jurisprudence se doit de réagir aux phénomènes dangereux qui se déroulent depuis quelques années.
Au fond, c’est logique : l’instrumentalisation du droit de la concurrence suit celle du droit de la propriété intellectuelle. En fait, n’est-ce pas plutôt tout le système qu’il faudrait remettre en cause ?
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L’application de la théorie des facilités essentielles au droit de la propriété intellectuelle soulève plusieurs questions. Est-il pertinent, du point de vue économique, d’appliquer la théorie des facilités essentielles aussi bien en ce qui concerne l’accès à des infrastructures corporelles que pour les refus d’octroi de licences ? En pratique, un système de licences obligatoires peut-il être efficace ? Le droit de la concurrence est-il, de façon générale, le meilleur outil pour limiter les abus des titulaires de droits de propriété intellectuelle ?
Plus fondamentalement encore, on peut se demander si la concurrence favorise réellement l’innovation. Philip Lowe et Luc Peeperkorn partent du constat que l’innovation est la source principale du bien-être économique (1). Si le droit de la concurrence intervient sur le marché ce n’est donc pas pour préserver la concurrence pour la concurrence mais bien en vue de poursuivre l’objectif de l’incitation à l’innovation. Jusque là, droit de la concurrence et droit de la propriété intellectuelle poursuivent la même finalité. Mais y a-t-il vraiment cette « vision commune » dont parle Martin Carlier (et de nombreux autres auteurs) ? Il existe essentiellement deux types d’arguments.
Premièrement, à suivre l’économiste autrichien Joseph Schumpeter, c’est le pouvoir de marché et donc la situation de monopole qui favorise le plus l’innovation (2). Schumpeter fait deux hypothèses : « les entreprises sont d’autant plus innovantes qu’elles sont grandes, d’une part, et les entreprises sont d’autant plus innovantes qu’elles ont un fort pouvoir de marché, d’autre part » (3). Selon cette théorie, il y aurait donc, d’un point de vue conceptuel, une contradiction entre concurrence et innovation. En empêchant la création de monopoles, le droit de la concurrence favorise l’efficacité statique (en diminuant la perte sèche) mais nuit à l’efficacité dynamique (çàd. à l’innovation). Or, c’est l’efficacité dynamique qui est déterminante pour la croissance économique (4). Cette plus grande efficacité dynamique s’expliquerait par le fait que « les entreprises plus importantes et plus puissantes bénéficient de conditions de financement de leurs recherches plus favorables que leurs petits concurrents, peuvent amortir le coût de leurs recherches plus facilement sur une large gamme de produits, peuvent simultanément attaquer le même problème de recherche sous différents angles, etc. Ainsi, les entreprises puissantes bénéficieraient d’avantages de financement, d’économies d’échelles et d’effets de gamme dans le processus d’innovation. » (5). Par ailleurs, ce constat serait particulièrement vrai dans le cas où l’entreprise en monopole se trouverait sur un marché avec peu de barrières à l’entrée (6).
A l’inverse, un autre courant de pensée soutient que le pouvoir de marché nuit à l’innovation et que la concurrence a des effets bénéfiques. En effet, en situation de monopole, une entreprise est moins incitée à innover notamment car, en mettant sur le marché des produits nouveaux, elle risque de « cannibaliser les ventes de ses anciens produits » (7). Diverses études empiriques semblent, par ailleurs, confirmer cette deuxième thèse (8).
Il n’en reste pas moins qu’il et particulièrement difficile de mesurer le taux d’innovation (9). Le débat sur les rapports entre concurrence et innovation est donc loin d’être clos même s’il est clair que le droit européen part résolument du principe que la concurrence favorise l’innovation (10).
1) Ph. LOWE et L. PEEPERKORN, « Intellectual Property : How Special is its Competition Case ? », in European Competition Law Annual 2005 : The interaction between Competition Law and Intellectual Property Law, Portland, Hart Publishing, 2007, p. 96.
2) Ibidem.
3)http://www.courdecassation.fr/publications_cour_26/rapport_annuel_36/rapport_2005_582/troisieme_partie_etude_587/innovation_technologique_apprehendee_juge_588/innovation_technologique_concurrence_7805.html#
4) Ph. LOWE et L. PEEPERKORN, op. cit., p. 96.
5)http://www.courdecassation.fr/publications_cour_26/rapport_annuel_36/rapport_2005_582/troisieme_partie_etude_587/innovation_technologique_apprehendee_juge_588/innovation_technologique_concurrence_7805.html#
6)http://www.courdecassation.fr/publications_cour_26/rapport_annuel_36/rapport_2005_582/troisieme_partie_etude_587/innovation_technologique_apprehendee_juge_588/innovation_technologique_concurrence_7805.html#
7)http://www.courdecassation.fr/publications_cour_26/rapport_annuel_36/rapport_2005_582/troisieme_partie_etude_587/innovation_technologique_apprehendee_juge_588/innovation_technologique_concurrence_7805.html#
8) Ph. LOWE et L. PEEPERKORN, op. cit., p. 97.
9)http://www.courdecassation.fr/publications_cour_26/rapport_annuel_36/rapport_2005_582/troisieme_partie_etude_587/innovation_technologique_apprehendee_juge_588/innovation_technologique_concurrence_7805.html#
10) Ph. LOWE et L. PEEPERKORN, op. cit., p. 102.
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La propriété intellectuelle et le droit de la concurrence forment un couple qui est en constante tension. La propriété intellectuelle peut paraître contradictoire au droit de la concurrence car elle permet un monopole sur des inventions par exemple. Mais lorsqu’on y regarde d’un peu plus près on se rend compte que la propriété intellectuelle et le droit de la concurrence poursuivent un objectif commun, qui est le bien être du marché. Il s’agit donc plutôt de concilier leurs intérêts respectifs.
Cependant on ne peut s’empêcher d’observer qu’aujourd’hui les droits de propriété intellectuelle sont de plus en plus appréciés à travers la vision du droit de la concurrence. C’est cette vision qui dans certaine situation permet au droit de la concurrence de réduire ou stopper les abus de certaine société dans l’exercice de la propriété intellectuelle. La théorie des facilités essentielles complique les acteurs de la propriété intellectuelle et ceux du droit de la concurrence. Elle se voit de plus en plus appliquée par le juge communautaire qui n’hésite pas à imposer des licences obligatoires aux titulaires de droit. La position américaine encadre beaucoup plus strictement la théorie des facilités essentielles
L’application de cette théorie dépend de la réunion de plusieurs conditions. Selon l’arrêt Magill, quatre conditions sont nécessaires :
-la preuve du caractère indispensable de la facilité,
-ce refus fait obstacle à l’apparition d’un produit nouveau pour lequel existait une demande potentielle de la part des consommateurs,
-il n’est pas justifié par des conditions objectives
-il est de nature à exclure toute concurrence sur le marché dérivé
Une question importante est de savoir dans quelle mesure la théorie des facilités essentielles est susceptible d’interdire à un titulaire de droit de propriété intellectuelle d’exercer son droit dans le but d’empêcher un concurrent d’entrer sur le marché sur lequel il l’exploite. Il y a un risque de sacrifier les droits de la propriété intellectuelle au profit des politiques de concurrence. En effet de telles licences obligatoires posent la question d’une certaine prévalence du droit de la concurrence sur le droit de propriété intellectuelle. Elle semble, en effet, constitutive d’une insécurité juridique accrue par une relative imprévisibilité des décisions du juge. Cette imprévisibilité pourrait favoriser des recours en justice stratégique émanant de firmes opportunistes qui feraient des demandes d’accès infondées à la place d’investir dans des projets innovants. Il y aurait donc des conséquences néfastes sur l’innovation, en ne permettant pas à la firme détentrice des droits de rentabiliser son innovation (Mackaay et Rousseau, 2008). Par conséquent, la théorie des facilités essentielles doit être limitée à la démonstration de circonstances exceptionnelles.
E. Derclaye, « L’arrêt IMS Health – Une décision clarificatrice et salutaire tant pour le droit de la concurrence que pour le droit d’auteur », A&M, 2004.
N. Petit, « L’arrêt Microsoft : abus de position dominante, refus de licence et vente liée », J.D.E., janvier 2008.
Tribunal de Premiere Instance des Communautés Européennes, Arrêt du 17 septembre 2007, affaire T-201/04, Microsoft Corporation / Commission.
C.J.C.E., 29 avril 2004, IMS Health, C-418/01.
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