par Maxime Lambrecht
(Carte blanche publiée sur lesoir.be le 26 juillet 2011)
Le 5 mai dernier, un arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles confirmait la sévère défaite de Google dans le litige qui l’opposait à certains titres de la presse belge francophone (regroupés dans l’association Copiepresse). Mais le géant du web n’avait pas dit son dernier mot. Peu de temps après, Google décidait de retirer les sites web des quotidiens ayant eu gain de cause non seulement de Google News, mais aussi de son moteur de recherche, ce qui n’était absolument pas exigé par le jugement en question. Face à ce coup de force, les réactions ne se firent pas tarder. Mais à part les plaidoyers pro domo des journalistes des quotidiens concernés, les opinions étaient généralement assez défavorables à l’action de la presse francophone belge.
L’hostilité vis-à-vis de la démarche de Copiepresse provient sans doute d’un malentendu quant à ses revendications. Ainsi, il ne s’agit nullement pour elle d’« empêcher Google d’offrir à ses utilisateurs une meilleure façon de découvrir leur contenu », comme l’affirment les auteurs d’une récente carte blanche dans Le Soir (« Copiepresse bafoue les fondements de l’Internet », 21 juillet 2011). Les éditeurs de la presse belge francophone ne réclament pas tant le droit d’interdire à Google d’utiliser ses contenus, mais plutôt le droit de l’y autoriser moyennant un partage des revenus.
À cet égard, il me semble un peu démagogique de se ranger dans le camp de Google en invoquant le droit d’accès à l’information ou les « fondements d’Internet », alors qu’on parle d’articles qui ont toujours été disponibles gratuitement sur les sites respectifs des médias impliqués. L’enjeu fondamental de cette affaire porte plutôt sur la possibilité pour la presse professionnelle de continuer à financer son activité, dans un contexte de concurrence de plus en plus rude, non seulement avec les journaux (papier) gratuits, mais aussi avec les blogueurs ou « journalistes citoyens ». En 2006, lorsque Google News entre dans la danse, la perspective pour la presse de fidéliser les internautes sur Internet apparaît durement menacée : certes, pour consulter un article, les internautes doivent encore passer par le site du titre dont il est issu, mais Google se substitue bel et bien à la page d’accueil et au portail du site de presse.
L’enjeu, presque politique, est le suivant : la pérennité d’une presse professionnelle de qualité nécessite la recherche de nouveaux modèles économiques. En se substituant aux portails de presse, Google News scie la branche sur laquelle il repose : il fragilise la rentabilité de la filière de la presse gratuite en ligne, dont il a pourtant besoin pour lui fournir du contenu. Dès lors, n’est-il pas raisonnable de chercher à faire contribuer le plus grand acteur de l’Internet au financement d’une presse professionnelle, composante nécessaire d’un espace public de qualité ?
Toutefois, la stratégie adoptée par Copiepresse était-elle la bonne ? En refusant de faire usage d’un moyen technique pour empêcher l’indexation de leurs pages par Google et en privilégiant la voie judiciaire, les éditeurs de presse ont certes marqué des points sur le plan juridique. Oui, le juge a rappelé que le droit d’auteur est bien un droit d’autorisation préalable (opt-in), et non un simple droit de s’opposer a posteriori (opt-out), ce qui est une évidence juridique. Oui, le juge a sanctionné la mise en cache par Google des articles, ce qui est nécessaire aux modèles économiques basés sur l’accès payant aux archives. Oui, le juge a donné droit aux larges prétentions juridiques des éditeurs de presse sur leur contenu, même pour de courts extraits du « chapeau » des articles, ce qui est plus discutable.
Mais sur un plan plus pratique, on ne voit pas trop bien comment les éditeurs vont transformer leur victoire juridique en un succès économique. La relative indifférence du géant américain quant à la présence ou non des sites de presse francophone belge sur ses pages semble indiquer qu’on en est encore loin. Pire, le récent incident (volontaire ou non) lié à la suppression des sites de presse belge de Google Search a permis Google de rappeler que le moteur de recherche le plus consulté au monde n’entend pas se laisser dicter sa loi, et dispose de moyens de rétorsion très efficaces.
Nous en sommes là. Maintenant qu’elle a la justice de son côté, Copiepresse ne paraît pas en bien meilleure position pour négocier à ses conditions la réintégration de ses affiliés à Google News, ce qu’elle souhaite pourtant ardemment. Entre temps, les quotidiens francophones belges auront disparu depuis cinq ans du portail d’information de Google, au plus grand plaisir de ses concurrents belges et étrangers. Et en passant, l’action judiciaire contre Google aura contribué à renforcer une interprétation particulièrement restrictive de l’exception de citation en droit d’auteur, au détriment de l’ouverture de l’environnement numérique.
Maxime Lambrecht
Chercheur en droit à la Chaire Hoover (UCL)