Un programme d’ordinateur (ou logiciel) est une séquence d’instructions spécifiant une suite d’opérations à exécuter par un ordinateur pour obtenir un résultat déterminé. Un programme est exprimé à l’aide d’un « langage de programmation », langage codé, inspiré des langages naturels et dont le nom de code des instructions est issu de l’anglais. Chaque langage de programmation dispose de son propre dictionnaire d’instructions (ensemble des instructions disponibles) et de sa syntaxe rigide. L’activité de programmation consiste donc à exprimer les opérations à exécuter par un ordinateur sous la forme d’un code conforme aux règles du langage de programmation choisi par le programmeur. Le code ainsi obtenu (appelé « code source ») n’est donc rien d’autre qu’un texte écrit dans un langage certes codé mais qui reste intelligible pour tout programmeur qui maîtrise la technique informatique et le langage de programmation en question. Dès lors, personne ne sera surpris d’apprendre que le droit positif assimile les programmes d’ordinateur à des œuvres littéraires (au sens de l’article 2 de la Convention de Berne ) et les protège par le droit d’auteur . Notons, au passage, que cette protection juridique présente l’avantage d’être automatique, en ce sens qu’elle ne requiert pour son existence aucune procédure de dépôt ou d’enregistrement. Ainsi, l’auteur d’un programme d’ordinateur original est protégé dès sa création, sans formalité, dans les 165 Etats parties à la Convention de Berne (notamment les Etats de l’Union européenne, les Etats-Unis et le Japon).
D’aucuns considèrent toutefois que le programme d’ordinateur ne peut pas être complètement assimilé à une œuvre littéraire et doit également être considéré comme une invention. Selon une définition, notamment reprise par l’Office européen des brevets (OEB), « l’invention est une solution technique à un problème technique, grâce à des moyens techniques susceptibles de répétition » . Or, bien qu’un programme d’ordinateur se présente sous la forme d’un code rédigé dans un langage de programmation, il n’en demeure pas moins « la modélisation technique d’un problème pratique en vue de parvenir à un certain résultat » . Le caractère éminemment technique et fonctionnel du programme d’ordinateur lui confère indubitablement les traits d’une invention. Cette apparente filiation avec la notion d’invention a amené l’OEB et les offices nationaux de brevets à délivrer, depuis la fin des années 80, plusieurs dizaines de milliers de brevets logiciels.
La brevetabilité des logiciels fait toutefois l’objet d’une vive controverse entre les différents acteurs du marché dont les intérêts sont souvent contradictoires. D’un côté, les grands éditeurs de logiciels et les entreprises qui, dans des secteurs tels que celui des télécommunications, de l’électronique, de l’aéronautique ou de l’automobile, fournissent ou utilisent des logiciels intégrés à leurs produits, sont favorables à la brevetabilité. De l’autre côté, les petits éditeurs et les sociétés de services informatiques sont inquiets face à cette brevetabilité voire y sont opposés, tandis que les développeurs de logiciels libres y sont radicalement opposés.
Sur le plan juridique, l’article 52 de la Convention sur le brevet européen (CBE) exclut explicitement les programmes d’ordinateurs (au même titre que les « méthodes mathématiques » ou encore les « présentations d’informations ») du champ de la brevetabilité. Toutefois, le paragraphe 3 de ce même article précise que cette exclusion ne concerne que le programme d’ordinateur « considéré en tant que tel ». Dans une décision de 1986 (affaire VICOM), une chambre de recours technique de l’OEB affirme qu’ « une invention qui serait brevetable conformément aux critères classiques de la brevetabilité ne doit pas être exclue de la protection simplement du fait que des moyens techniques modernes sous la forme d’un programme d’ordinateur sont employés pour sa réalisation » . L’OEB opère ainsi une distinction entre les programmes d’ordinateur en tant que tels, exclus de la brevetabilité, et les inventions mises en œuvre par ordinateur qui elles sont brevetables. Afin de préciser les critères sur lesquels repose cette distinction, l’OEB a progressivement développé une jurisprudence construite autour de la notion de « technique ». Malheureusement, ce terme qui n’apparaît dans aucun texte légal, se révèle être fondamentalement tautologique et ne permet pas de tracer de manière suffisamment précise les contours de la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur. Ainsi, en vue de rendre les conditions de cette brevetabilité plus transparentes, la Commission européenne a soumis au Conseil et au Parlement européen une proposition de directive concernant la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur . Le 6 juillet 2005, cette initiative fut définitivement rejetée par le Parlement européen. Dans une décision du 12 mai 2010, la Grande Chambre de recours de l’OEB constate l’absence d’une compréhension uniforme de la limite entre les programmes d’ordinateur en tant que tels et les inventions mises en œuvre par ordinateur et exhorte les instances législatives à trancher la controverse . En attendant, la délivrance de brevets logiciels par l’OEB se poursuit dans une insécurité juridique totale quant à la validité de ces brevets…
Ces tergiversations politico-juridiques invitent à s’interroger sur le bien-fondé du recours au brevet d’invention pour protéger les programmes d’ordinateur.
Une première difficulté pratique surgit lorsqu’il s’agit de vérifier si un programme d’ordinateur respecte l’exigence de nouveauté requise pour qu’une invention soit brevetable. Pour être considérée comme nouvelle, une invention ne peut être comprise dans l’état de la technique. Or, en matière de logiciels, il est jugé difficile, voire impossible, d’apprécier l’état de la technique. Dès lors, la fiabilité des recherches d’antériorité réalisées dans le domaine des logiciels est médiocre, laissant ainsi planer le doute sur la validité des brevets logiciels.
De manière plus fondamentale, l’impasse politique invite à s’interroger sur la légitimité du recours au brevet d’invention pour protéger les programmes d’ordinateur. Parmi les théories justifiant le système de brevets, la théorie du contrat assimile la délivrance d’un brevet à la conclusion, entre la collectivité et l’inventeur, d’un contrat entendu dans son sens usuel d’équilibre de droits et d’obligations . D’une part, le brevet confère à l’inventeur le droit exclusif d’exploiter son invention pour une période déterminée. Ce monopole aurait pour but de permettre à l’inventeur d’amortir les dépenses qu’il a engagées pour mettre au point son invention et de récompenser son activité créatrice. D’autre part, le brevet implique pour l’inventeur l’obligation de divulguer son invention. En divulguant son invention, l’inventeur apporterait une contribution à l’état de la technique et permettrait aux membres de la collectivité d’exploiter librement l’invention à l’expiration du monopole. Mais, la spécificité des programmes d’ordinateur conduit à se poser la question de l’effectivité de cette contreprestation, censée compenser le monopole octroyé…
De manière générale, l’obligation de divulgation ne peut atteindre ses objectifs qu’à la condition que le brevet décrive l’invention de manière telle qu’elle puisse être exploitée. A cet égard, l’article 138 de la CBE prévoit que le brevet européen est nul s’il « n’expose pas l’invention de façon suffisamment claire et complète pour qu’un homme du métier puisse l’exécuter ». Dans cette perspective, le mode de divulgation le plus adéquat est assurément la publication du code source commenté, éventuellement accompagné du matériel de conception préparatoire. Cependant, ce mode de divulgation imposerait une transparence totale et obligerait les éditeurs de logiciels à dévoiler leur savoir-faire en matière de programmation. Or, les éditeurs de logiciels propriétaires entendent protéger leur savoir-faire et mettent en œuvre, à cet effet, toute sorte de moyens techniques destinés à rendre les codes sources inaccessibles au public. Dès lors, pour assurer la divulgation de leurs inventions, les éditeurs recourent à des descriptions fonctionnelles sous forme de textes et de diagrammes logiques dont l’utilité pour l’homme de métier est incertaine… La difficulté consiste donc à établir un mode de divulgation des programmes d’ordinateur qui soit exploitable par un homme du métier sans obliger les éditeurs à dévoiler leur savoir-faire en matière de programmation.
Par ailleurs, selon la jurisprudence de l’OEB, « l’étendue du monopole conféré par le brevet doit être fonction de la contribution technique qu’il apporte à l’état de la technique, cette contribution constituant la justification dudit monopole » . Or, l’état de la technique relative aux programmes d’ordinateur est difficile voire impossible à apprécier (voir supra) alors que le brevet logiciel peut conduire à l’octroi de vastes monopoles. En effet, le droit moderne des brevets exclut de la brevetabilité idée, concept, méthode et résultat qui par opposition aux inventions brevetables sont de nature générale et abstraite . Cette exclusion procède de l’idée qu’un brevet délivré pour de telles « inventions » confèrerait un monopole qui ne serait pas limité à un domaine d’application spécifique et concret mais s’étendrait à toutes les autres applications potentielles. Or, tout programme d’ordinateur est construit autour d’algorithmes, eux-mêmes constitués d’un ensemble d’opérations logiques et/ou mathématiques destinées à produire un résultat déterminé. Quelle que soit la complexité de ses algorithmes constitutifs, le logiciel, une fois exécuté par l’ordinateur, se réduirait nécessairement à un ensemble d’opérations binaires sur des nombres binaires. Au final, le programme d’ordinateur n’est qu’une méthode consistant à décrire de manière générale et abstraite un enchaînement d’opérations conduisant au résultat recherché. La brevetabilité des logiciels pourrait donc conduire à l’octroi de vastes monopoles qui ne seraient pas en lien avec l’importance de leur contribution à l’état de la technique.
Enfin, l’intérêt pour la collectivité de pouvoir exploiter un programme d’ordinateur à l’expiration du monopole doit être relativisé en raison du risque accru d’obsolescence dans le secteur informatique où la technique évolue rapidement.
Ces spécificités ne créent-elles pas un déséquilibre entre devoirs et obligations susceptible de compromettre la légitimité du brevet logiciel ?
D’un point de vue économique, les monopoles conférés par les brevets facilitent la levée de fonds et favorisent l’investissement dans la recherche et le développement, ce qui aurait un impact positif sur l’innovation. Toutefois, cet effet est obtenu au prix d’entraves à la concurrence, générées par ces monopoles et les barrières à l’entrée induites par les coûts inhérents au système de brevets (recours à des spécialistes en brevets en raison de la complexité procédurale, négociation et paiement des licences, moyens mis en œuvre pour respecter et faire respecter les brevets,…). L’impact négatif de ces monopoles sur la concurrence est d’autant plus important qu’ils sont vastes. Or, comme expliqué précédemment, les brevets logiciels peuvent conduire à l’octroi de larges monopoles. Au-delà de la question de leur étendue, l’entrave que constituent ces monopoles est renforcée par la nature cumulative et incrémentale de l’innovation dans le domaine du logiciel. En effet, le développement d’un nouveau logiciel passe nécessairement par la réutilisation de nombreuses idées potentiellement brevetées. Grâce à leurs brevets, les principaux éditeurs pourraient contrôler la production de logiciels puisque tout autre éditeur devra leur demander l’autorisation avant de pouvoir utiliser des fonctionnalités brevetées ou tout simplement mettre en œuvre des fonctionnalités ou des algorithmes similaires. En imposant de telles entraves à la concurrence, le brevet logiciel ne risque-t-il pas de freiner l’innovation davantage qu’il ne la favorise ?
Pour sortir de cette impasse, 3 voies sont possibles : Considérer que le programme d’ordinateur doit recevoir une protection complémentaire par brevet d’invention et lever les obstacles liés à sa mise en œuvre, considérer que le droit d’auteur associé au secret des codes sources protègent de manière satisfaisante les programmes d’ordinateur ou instituer un régime de protection « sui generis » qui tienne compte des spécificités du programme d’ordinateur.
Post rédigé par Fabian BAUCQ, (étudiant 2è master en Droit UCL)